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— Monsieur parle blohik[1] ! s’écria le braconnier ; alors il a tout entendu !…

— Mais il n’abusera de rien, ajoutai-je rapidement, car il part aussi tout à l’heure et vous rejoindra demain à Savenay, où il espère bien que sa déposition vous justifiera complètement.

— Que Dieu vous en récompense ! répondirent en même temps Bruno et la pastoure.

Nous ne pûmes en dire davantage, car les gardes arrivaient. Ils firent signe aux prisonniers, qui allèrent se placer derrière la charrette et la petite escorte se mit en marche. En passant, Moser me salua. Il y avait sur son visage défait et dans ses yeux enfiévrés une expression de joie farouche. À le voir si faible et si pâle conduire en triomphe ces deux hommes pleins de vigueur, je me rappelai involontairement Richelieu à l’agonie, traînant à sa suite de Thou et Cinq-Mars. Les boisiers regardaient, groupés à l’entrée de l’aire, et Louison, debout sur le petit mur, adressait de loin des signes d’adieu aux prisonniers ; mais tout à coup elle poussa une exclamation, se retourna vers moi et se rassit en pleurant. La charrette et ceux qui la suivaient venaient de disparaître sous l’ombre des rabines.

Je ne pus arriver à Savenay que le surlendemain ; mais je me rendis aussitôt chez le magistrat chargé d’instruire l’affaire de Bruno et du braconnier. Mes explications suffirent pour dissiper tous les soupçons d’incendie et pour faire rendre la liberté au jeune coureur de bois. Quant à son compagnon, il avait trop de vieux comptes à régler avec les forestiers pour que je pusse obtenir son élargissement avant mon départ ; mais j’avais heureusement retrouvé à Savenay un ancien condisciple, devenu avoué, qui me promit de surveiller son affaire et de l’assister au besoin. J’appris effectivement, assez long-temps après mon excursion chez les boisiers, que l’avoué de Savenay avait réussi à tirer Bon-Affût de prison au bout de quelques semaines, et qu’il l’avait placé sur le domaine de Carheil, où l’ancien braconnier était devenu le modèle des gardes-chasses. On m’assura même que ce dernier allait se trouver de nouveau réuni au chercheur de miel, récemment gagé au château comme terrassier-planteur, et qui devait le rejoindre, après la sève d’août, avec la pastoure de la Magdeleine, que les gens du couvert appelaient par avance Louison Bruno.


EMILE SOUVESTRE.

  1. Dialecte breton de l’évêché de Vannes.