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peu détraquée, un peu arriérée, et qui, sans ce secours, ne marcherait pas du tout. Au reste, le caractère des Arméniens et leur intelligence leur sont profitables, car il y en a qui ont acquis de grandes richesses.

Le grand-seigneur n’est pas seul à se trouver bien de l’emploi des Arméniens : le pacha d’Égypte, Méhémet-Ali, avait su les utiliser également. Par leur concours, le vice-roi a ravivé ce pays mort, il lui a restitué le mouvement ; prenant, en dépit du fanatisme turc, des Arméniens pour chefs de grands établissemens et même pour ministres, il n’a pas craint de leur confier la direction de son pays. Il semble que de tout temps il ait été dans la destinée du peuple arménien de servir d’instrument à la gloire et à la prospérité de ses voisins, car au XVIe siècle nous voyons Châh-Abbas, le plus grand des princes sophis, transporter, des bords de l’Araxe sur ceux du Zenderoud, une population tout entière, l’établir sous les murs d’Ispahan, et lui demander de contribuer par son intelligence, son activité et son industrie, à la splendeur de l’un des plus beaux règnes dont se puisse glorifier la Perse. Les Arméniens de Djoulfa ont pleinement répondu aux vues du monarque persan, et, faisant fructifier les trésors qu’il mit à leur disposition comme instrumens de travail, ils les rendirent au centuple à leur royal commanditaire ainsi qu’à leur nouvelle patrie. Aujourd’hui, si les Arméniens ne forment plus une nationalité, ils restent encore une des populations les plus intelligentes de l’Orient : ce sera un précieux point d’appui pour toute puissance qui voudra faire pénétrer en Turquie et en Perse l’influence occidentale, non dans des vues exclusives d’agrandissement politique, mais dans l’intérêt même des populations de ces deux pays et de la civilisation européenne, qui seule peut les régénérer. L’idée de ce rôle utile auquel les Arméniens pourraient encore prétendre en Orient apportait seule quelque adoucissement à l’impression de tristesse que nous avions ressentie en traversant l’Arménie turque. Dans ces populations asservies et misérables, nous avions peine à reconnaître les débris d’une grande nation chrétienne. En Perse, malheureusement, où les Arméniens, d’abord émancipés et privilégiés, ont été, depuis le règne de Châh-Abbas, en butte à des persécutions de tout genre, nous allions retrouver les mêmes spectacles qui nous avaient affligés en Turquie ; mais nous comprenions aussi que la patrie de l’Arménien n’est pas seulement dans ces solitudes désolées. Ce qui reste à l’Arménie de vie nationale, c’est peut-être plus près de nous qu’il faut le chercher ; c’est dans les établissemens fondés en Europe par l’élite de sa population ; c’est là que se conservent encore intactes les nobles traditions de culture morale et intellectuelle qui firent la grandeur des Arméniens dans le passé, qui peuvent encore perpétuer leur gloire dans l’avenir.


E. FLANDIN.