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chaud, nous étions à couvert et mollement étendus sur les tapis ; nous entendions les rafales passer sur le toit de notre tanière sans en être émus. Les heures d’angoisse étaient oubliées ; nous laissâmes s’écouler sans inquiétude celles du repos et du kief[1].

Nous devions cependant quitter Daar le lendemain. Nous n’avions gravi qu’une partie de la montagne ; il nous restait à en franchir la plus longue et la plus difficile. Dans la nuit, la tempête redoubla : le vent, qui avait soufflé avec violence, avait précipité, des sommets élevés, des avalanches de neige qui avaient prodigieusement augmenté celle qui couvrait déjà le village. Le matin, quand nous voulûmes sortir de notre écurie, nous trouvâmes la porte comme barricadée. Les énormes flocons qui tombaient étaient si rapprochés les uns des autres, que l’on ne distinguait rien. On ne se voyait pas d’une hutte à l’autre. Comment penser à se mettre en route par un temps pareil ? Des éclaireurs partirent néanmoins pour voir ce qu’il y avait à tenter ; mais, au bout d’une heure, ils revinrent : toutes les passes étaient fermées, il était impossible de songer à partir. Il n’y avait pas de raison pour que le temps s’améliorât ; nous étions en plein hiver, au 3 janvier, nous avions donc la triste perspective de rester cernés dans cet endroit indéfiniment, sans pouvoir ni avancer ni reculer. Tapis comme des renards dans les sombres tanières de nos hôtes farouches, nous n’avions que de tristes réflexions à faire sur les suites que pouvait avoir notre imprudente précipitation. Nous passions des heures sans fin à consulter le temps, à écouter les rafales et à en apprécier la force. Il n’y avait pas de distraction possible dans nos logemens : l’air et la lumière ne nous y arrivaient qu’à grand’peine par une étroite ouverture pratiquée au toit, où ils se trouvaient refoulés par une épaisse fumée dont les tourbillons s’échappaient difficilement. Parfois nous causions avec nos hôtes ; mais quelle conversation pouvions-nous avoir avec ces hommes sauvages, qui nous avouaient, avec la naïveté d’un fanatisme stupide, qu’ils ne pouvaient ressentir pour nous, Européens et chrétiens, que de la haine ? Cependant, nous disaient-ils, en jetant de côté un regard fauve sur leur longue lance accrochée au mur : Nous vous donnons pour le moment l’hospitalité, et vous êtes sacrés à nos yeux ; ce qui pouvait se traduire, pour qui connaît les kurdes, par ces mots : Si vous n’étiez pas si nombreux et si bien armés, nous vous dépouillerions et vous assassinerions.

Le jour tirait à sa fin, et le temps n’avait fait qu’empirer. Nous étions au fond d’une de ces petites vallées en forme d’entonnoir, comme on en trouve dans les montagnes ; la vallée était de toutes parts dominée par des pics blancs et glacés, sans horizon. Le vent s’y engouffrait avec

  1. Kief en turc veut dire bien-être ; c’est le dolce far niente des Italiens.