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d’Asie les moins explorées et les moins connues. Ce vaste pays, toujours mêlé aux grands faits de l’histoire des peuples asiatiques, est tombé victime des vicissitudes de toutes sortes qui les ont agités ; le nom seul de l’Arménie subsiste aujourd’hui, et c’est peut-être encore trop dire, car, incorporée à la Turquie, à la Perse ou à la Russie, la patrie de Tigrane n’a plus même de nom sur les cartes. Quoi qu’il en soit, une réception gracieuse nous attendait sur le territoire de l’ancienne Arménie. À peine entrés dans le pachalik d’Erzeroum, nous vîmes venir à nous un groupe de cavaliers, parmi lesquels se faisaient remarquer des officiers supérieurs. C’était le mutselim de la petite ville de Baïbout qui venait à notre rencontre avec un colonel et un autre officier de la maison du pacha d’Erzeroum. Ces personnages étaient envoyés par celui-ci pour complimenter l’ambassadeur et l’escorter en veillant à ce que, sur son territoire, rien ne lui manquât, non plus qu’à sa suite. Le gouverneur de la province d’Erzeroum était Hafiz-Pacha, celui qui commandait l’armée turque à Nezib et perdit contre Ibrahim-Pacha cette bataille qui décida du sort de la Syrie, devenue dépendance de l’Égypte. Hafiz-Pacha nous traita grandement, avec une bienveillance et une considération toutes particulières. À Baïbout, d’excellens logemens avaient été préparés par ses ordres. Plus tard et jusqu’à Erzeroum, nous trouvâmes, grace aux instructions qu’il avait données, des toits aussi hospitaliers que le comportait le pays dans lequel nous étions engagés. Les officiers d’Hafiz-Pacha nous escortèrent jusqu’au pied des murs d’Erzeroum.

Nous apercevions depuis long-temps cette ville et nous n’en étions plus qu’à une demi-heure, quand nous rencontrâmes une compagnie d’infanterie rangée en bataille sur le bord de la route : elle présenta les armes quand nous passâmes devant ses rangs, et, faisant un mouvement de flanc, elle vint aussitôt se former de nouveau en avant de notre petite troupe, afin de nous précéder dans la ville. Nous entrâmes à Erzeroum en passant sous des voûtes épaisses fermées par des portes doublées de fer, dont les gonds étaient fixés à d’antiques murailles. Le pacha avait fait préparer pour nous des appartemens comme nous avions perdu l’habitude d’en voir depuis que nous avions quitté Trébisonde, j’allais dire même Constantinople. D’excellens tapis, des divans moelleux, de bonnes cheminées bien approvisionnées de bois sec allaient nous faire, pour quelques jours, oublier les tristes étapes faites dans la neige et les non moins tristes haltes de chaque soir dans les cahutes ou dans les étables des villages de l’Arménie. Le pacha, dans sa libéralité, avait recommandé qu’on n’oubliât rien de ce qu’il fallait pour notre cuisine[1].

  1. La liste des approvisionnemens qu’avait ordonnés pour nous Hafiz-Pacha est une pièce vraiment curieuse ; on en jugera par les chiffres que nous allons citer : 6 bœufs, — 12 moutons, — 1,000 oeufs, — 60 poulets, — 100 livres de café moka, — 30 livres de miel, — 3 jarres de vin, — 200 livres de tabac, — 200 livres de beurre, du sucre, de la bougie en abondance, telles étaient les provisions réunies à Erzeroum pour les besoins de l’ambassade envoyée en Perse par le gouvernement français. Nous étions vingt-cinq pour consommer tout cela en cinq jours que nous devions passer dans la capitale de l’Arménie.