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Mortel fortuné ! que de qualités précieuses tu apportes pour les affaires de la république !

LE CHARCUTIER.

Mais je n’ai pas reçu la moindre éducation, si ce n’est que je sais lire, et encore assez mal !

DÉMOSTHÈNE.

Tais-toi ! ceci pourrait te faire tort : c’est trop que de savoir lire, même assez mal ; — le gouvernement populaire n’appartient pas à des gens habiles ou instruits, mais aux rustres ignorans[1].

LE CHARCUTIER

Comment ! tu me crois capable de gouverner l’état ?

DÉMOSTHÈNE.

Rien de plus facile : tu n’auras qu’à faire ce que tu fais. Brouille les affaires comme les hachis de tes andouilles, cajole le peuple en lui promettant la viande à bas prix, les olives à bon marché. Tu as tout ce qu’il faut pour entraîner la populace : voix forte, esprit effronté, impudence de la halle ; ce sont là les qualités requises aujourd’hui.

(Après une violente dispute entre Cléon et le charcutier, qui en viennent aux mains, la victoire reste au vendeur de saucisses. Il est proclamé candidat. Survient Populus, qui s’informe des motifs de la querelle. Les deux rivaux cherchent, à l’envi l’un de l’autre, à gagner son suffrage.)

CLÉON

Hélas ! c’est à cause de toi que cet homme et ces jeunes gens me battaient !

POPULUS.

Eh ! Pourquoi donc ?

CLÉON.

Parce que je t’aime, ô peuple ! bon peuple ! et que je suis passionné pour tes intérêts !

POPULUS, au charcutier.

Et toi, qui es-tu alors ?

LE CHARCUTIER.

Moi, je suis son rival. Depuis long-temps je t’aime, ô peuple ! et je veux absolument te servir, ainsi que tant de gens de bien. Celui-ci est un pillard ; crois-moi, il entre au Prytanée le ventre vide, et il en revient le ventre plein. Convoque au plus tôt une assemblée, tu jugeras lequel de nous deux est le plus dévoué à ta cause.

CLÉON

Oui, décide entre nous. C’est un infâme, un scélérat, un braillard ; mais pourquoi une assemblée ? Prononce tout de suite.

POPULUS.

C’est ma coutume à moi, j’aime les assemblées. Je ne juge que là ; j’ai besoin de délibérer.

  1. « La plus grande erreur contre laquelle il faille prémunir les populations de nos campagnes, c’est que, pour être représentant, il soit nécessaire d’avoir de l’éducation. Circulaire du ministre de l’instruction publique du 6 mars 1848.