Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 10.djvu/645

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

du jour y sont traduits sur la scène ; on les désigne par leur nom. Un masque grotesque représente leurs traits en les déformant. Si on soupçonne en eux quelque vice honteux, quelque infirmité secrète, ils sont ridiculisés sans pitié ; c’est à la fois un libelle, une caricature et une dénonciation. Le fiel, le ridicule et le poison, voilà ce que les victimes se peuvent promettre ! Dans cette petite république, les fonctions ne se partageaient guère ; c’était le parterre qui avait applaudi les Nuées, qui, siégeant plus tard au tribunal, jugeait Socrate et le condamnait à boire la ciguë[1].

Il paraît d’ailleurs que le caractère et les mœurs d’Aristophane donnaient du crédit à sa comédie. Sa verve audacieuse, l’âpreté de ses attaques, l’exagération même de ses peintures, étaient soutenues et protégées par une vie qui défiait les représailles. Accusé plusieurs fois comme calomniateur par ceux qu’il avait exposés sur la scène au mépris public, il sortit toujours triomphant de ces épreuves ; il y puisa même une sorte d’autorité magistrale contre ses victimes. C’était en effet une sorte de magistrature populaire que l’office de poète comique tel qu’il était compris à Athènes. Le poète comique n’était point un homme privé, traduisant sur la scène quelque travers ou quelque ridicule particulier ; c’était un homme publie, un orateur politique, continuant sur le théâtre la lutte engagée à l’Agora, poursuivant ses ennemis avec des armes plus mortelles que celles de la tribune, les livrant aux sarcasmes de la foule, aux implacables tortures de la risée publique : supplice sans nom auquel les sociétés démocratiques condamnent avec une indifférence égale tantôt le génie et la vertu, tantôt le crime et le vice, en sorte que, je ne sais quelle contagion s’étendant à des victimes si différentes, la vertu la plus pure en est ternie. Il faut des siècles et la justice de la postérité pour que toutes choses soient remises à leur vraie lumière. Alors, il est vrai, le démagogue Cléon, le misérable flatteur de la populace athénienne, reste aux gémonies où l’a attaché la comédie des Chevaliers, tandis que la gloire de Socrate, triomphant des calomnies des Nuées et des insultes du poète, resplendit aujourd’hui plus éclatante et plus belle.

En attendant cette justice incertaine et tardive de la postérité, qui réhabilite un nom et venge une renommée, le poète comique était le fléau de ses contemporains, le despote de la république ; c’était le pamphlétaire de nos jours. On a comparé l’office du poète comique à Athènes à celui du censeur public à Rome ; mais il n’y a que Caton pour un tel métier. C’était plutôt le journalisme moderne, avec sa

  1. Il ne faut point cependant exagérer la part que les accusations d’Aristophane purent avoir dans la condamnation de Socrate. Le philosophe ne fut mis en accusation que vingt-cinq ans après la représentation des Nuées.