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Grace au nombre et au détail des mémoires que nous a laissés sur lui-même le XVIIIe siècle, nous pouvons assister avec toutes les passions et les colères du moment à la première représentation de l’Écossaise[1]. « Le personnage de Fréron a été applaudi avec fureur dès les premiers traits ; les ennemis de ce journaliste, les amis de Voltaire, les encyclopédistes, beaucoup d’honnêtes gens neutres, mais qui méprisent Fréron, ont battu des mains à chaque injure qui lui était adressée… et ce n’était pas dans le parterre seulement, c’était des balcons, des loges, de la salle entière que partaient les applaudissemens… L’impudent Fréron était à cette représentation au milieu de l’orchestre : il soutint assez bien les premières scènes ; mais M. de Malesherbes, qui était à côté de lui, le vit ensuite plusieurs fois devenir cramoisi, et puis pâlir. Il avait placé sa femme au premier rang de l’amphithéâtre, M. de Marivaux m’a dit qu’elle se trouva mal. Dans cette comédie au reste comme dans celle des Philosophes, j’ai été également indigné de la licence scandaleuse qui s’introduit actuellement de jouer les citoyens sur le théâtre, et personne n’a pourtant un plus froid, un plus profond mépris que moi pour Fréron ; mais enfin, je le répète, il est odieux de personnifier des gens sur la scène, et en particulier d’y voir exposer les gens de lettres comme des bêtes féroces qui combattent pour le divertissement des spectateurs ; je ne ris point de cela, j’en gémis. »

Le malheureux Fréron osa rendre compte dans son journal de cette représentation, et affecta d’en parler avec le calme d’un stoïcien qui a reçu des coups de bâton. Il se défendait assez maladroitement dans cet article du reproche d’avoir été aux galères. « Le bruit en a couru, disait-il, mais c’était une calomnie. » Sur quoi Voltaire se hâtait d’écrire : « Mais, je vous en supplie, que ce monsieur ait été aux galères quelque temps, ou qu’il y aille bientôt, quel rapport cette anecdote peut-elle avoir avec la pièce de l’Écossaise ! » Voilà les aménités philosophiques et littéraires qui s’échangeaient entre les gens de lettres au XVIIIe siècle. Quelque disposé qu’on soit à juger avec sévérité le temps actuel, il faut le reconnaître, la polémique des partis a pu tout au plus égaler de telles grossièretés de langage ; elle n’a pu les surpasser.

Le combat entre ces deux comédies, entre la témérité applaudie de Palissot et la vengeance applaudie aussi de Voltaire, laissait les choses comme elles étaient avant l’année 1760. Les philosophes, un moment étonnés, avaient pris une revanche telle quelle ; leurs positions restaient entières, leur influence était la même. Après cet effort plus bruyant qu’utile à la cause qu’on avait voulu servir, toute résistance cessa. Le théâtre s’associa de plus en plus à la philosophie,

  1. Journal de Collé, tome II, page 378, 27 juillet.