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main savante pour faire valoir tous les détails de la forme ; on a beau admirer la pâleur livide des joues et des lèvres, les yeux enfouis sous les paupières immobiles ; on sent que les membres inférieurs n’ont pas reçu de la mort cette disposition élégante : une main savante, un œil exercé, ont arrangé les lignes de ce cadavre. Les membres sont séparés de façon à marquer toutes les finesses anatomiques ; la forme des hanches et des genoux, des jambes et des chevilles, qui aurait pu se révéler incomplètement, si l’auteur eût copié le cadavre d après nature, nous charme et nous étonne, grace aux précautions dont je viens de parler. Mon admiration très sincère pour le talent de Géricault ne m’empêche pas d’apercevoir le côté artificiel de cette figure. Qu’elle soit très habilement, très élégamment conçue, je ne le nie pas ; mais qu’elle soit, très simplement et très naturellement disposée, c’est une autre question dont la solution ne saurait être douteuse.

Je ne pense pas, comme je l’ai souvent entendu répéter, que la composition du Radeau de la Méduse accuse chez Géricault la stérilité de l’imagination. C’est à mes yeux une imputation purement gratuite et qui ne repose sur aucun fondement. Non, l’homme qui a conçu une telle scène n’est pas un esprit sans puissance, une imagination sans fécondité. Ce qui est vrai, ce qui est évident, c’est que Géricault, lorsqu’il conçut le Radeau de la Méduse, n’était pas encore pleinement maître de lui-même, n’avait pas encore secoué le joug de l’école. Ni le spectacle de l’Italie, ni le Vatican, ni le Capitole, n’avaient réussi à effacer complètement de sa mémoire les leçons de Guérin : En nous retraçant la mort des naufragés de la Méduse, il se débattait courageusement contre ces souvenirs, mais n’arrivait pas à les chasser. C’est ce qui explique le double caractère de cette composition. Le côté pathétique appartient tout entier à Géricault ; c’est là sa gloire, ce qui assure la durée de son œuvre ; le côté académique appartient à Guérin. N’oublions pas l’âge de l’auteur à l’époque où il conçut ce tableau empreint d’un désespoir si poignant. Il avait vingt-neuf ans. Faut-il s’étonner s’il n’a pas donné à sa composition toute l’originalité qu’il avait rêvée, qu’il poursuivait avec tant d’ardeur ? Les nombreux tâtonnemens par lesquels il a passé, et dont la preuve nous a été conservée, sont là pour attester toute l’énergie de ses efforts. Si la mort n’eût pas interrompu ses travaux, je ne doute pas qu’il n’eût triomphé des souvenirs importuns qui entravaient le développement de son talent. Telle qu’elle est, sa part est encore assez belle.

L’exécution du Radeau de la Méduse mérite les plus grands éloges. Il est impossible de méconnaître l’énergie et la réalité qui éclatent dans tous les détails de cette composition. Malgré l’imitation de Michel-Ange Amerighi, il n’est pas permis de contester la puissance qui se révèle dans toutes les figures de ce vaste poème. Les procédés sont bien ceux