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est donc permis d’affirmer que son passage, loin d’être marqué par des ruines, comme le répètent à l’envi les admirateurs exclusifs de l’école impériale, a laissé des traces durables, et glorieuses, que ses œuvres, loin de renverser toutes les notions du juste et du vrai, ont exercé sur la peinture française une action salutaire et féconde.

Cependant, malgré le succès éclatant de ses deux premiers ouvrages, Géricault sentit le besoin de voir l’Italie. Habitué à la réflexion, connaissant l’histoire de la peinture, il ne croyait pas, comme nous l’entendons répéter chaque jour, que l’Italie fût un spectacle dangereux. Il comprenait la nécessité d’étudier l’art qu’il pratiquait dans les plus beaux monumens de l’imagination humaine. Sans concevoir le projet de modeler sa pensée sur les œuvres des maîtres de la renaissance, il éprouvait le désir de les consulter. Les esprits secondaires peuvent seuls en effet redouter l’enseignement et les exemples que nous fournit l’Italie. Le spectacle de la beauté suprême est toujours sans danger pour ceux qui savent le comprendre. Que des talens d’une valeur douteuse, enivrés par les applaudissemens et l’adulation, habitués à recueillir chaque matin les louanges de la foule ignorante, redoutent l’épreuve d’un voyage en Italie ; que, sous le prétexte superbe de conserver vierge et pure l’originalité de leur génie, ils s’obstinent à ne jamais voir ni le Vatican ni la chapelle Sixtine, je le conçois sans peine, et ce dédain, qui se donne pour prudence, n’a pas besoin d’être expliqué. Les esprits fortement trempés ne craindront jamais de laisser dénaturer leur pensée par l’étude des œuvres de premier ordre. Les leçons que nous offrent les artistes éminens fécondent les esprits capables de produire et ne peuvent effrayer que les intelligences condamnées à la stérilité, mais qui, en consultant les caprices de la mode, ont réussi à se composer une popularité passagère. Et pourtant ce ridicule préjugé trouve encore de nombreux partisans. Tous les peintres, tous les statuaires qui ont négligé d’apprendre les premiers élémens, de leur art, qui, en.moulant le modèle humain, en imitant littéralement l’étoffe qu’ils ont devant les yeux, ont surpris l’admiration des badauds, continuent à traiter l’Italie comme un lieu commun sans valeur. À les entendre, pour garder la puissance et l’intégrité de sa fantaisie, pour marcher dans sa force et dans sa liberté, il faut s’interdire le voyage au-delà des Alpes ; l’indépendance du génie est à ce prix. De telles billevesées méritent-elles d’être réfutées ? A quoi bon discuter des idées qui n’ont d’autre patronage que l’ignorance et l’orgueil ?

On invoque, je le sais, l’exemple de Lesueur ; qui n’a jamais vu l’Italie, et qui pourtant a laissé une trace immortelle de son passage dans la série de compositions exécutées pour les chartreux. À Dieu ne plaise que je veuille mettre en doute les mérites qui recommandent la Vie de saint Bruno ; j’admire très sincèrement l’élégance, la gravité, la sobriété