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envie ; mais elle entend que ce soit une unité de liberté et, s’il se peut, de bonheur. Dans son orgueil, qui est sa faiblesse bien connue elle aspire à marcher à la tête des nations et à leur servir d’exemple. Pour tout cela, elle demande un gouvernement qui l’honore et qui l’aime, disposée à lui rendre, en fidélité, en dévouement même, tout ce qu’elle en recevrait en loyauté et en désintéressement. C’en est fait de l’ancien attachement chevaleresque de la France à ses maîtres. La France n’a plus et ne veut plus de maîtres : elle n’a pas faite la révolution de 1789 pour revenir à l’ancien régime plus ou moins habilement déguisé. On ne peut ni tromper la France, ni l’asservir. Elle rend justice au génie de Napoléon, à la sincérité de Charles X, à l’habileté du roi Louis-Philippe, mais elle attend encore un gouvernement qui ne pense pas à lui mais à elle, qui n’ait pas d’intérêts particuliers de gloire, de puissance, de conscience même, un gouvernement enfin qui, selon sa mission et son devoir, abdique toute personnalité pour revêtir en quelque sorte la personne de la France.

On dit que le président actuel de la république, sollicité par ses impatiens amis d’aller s’établir aux Tuileries, leur a répondu : Non, c’est une maison où l’on devient fou. En effet, qui n’y a laissé sa raison ? Ce premier consul si sage, dont l’épée avait sauvé la révolution, et, qui en gravait les principes dans des lois et des institutions immortelles, à peine est-il venu habiter les Tuileries, comme enivré par les souvenirs qu’il y rencontre et par le génie du lieu, pousse la réaction naturelle en faveur de l’ordre jusqu’à la tyrannie la plus insupportable et au dehors affecte la monarchie universelle. Le roi Charles X, au lieu de se féliciter devoir les répugnances de la France désarmées par la charte, n’est pas plutôt le maître du palais de son frère qu’il entreprend de se débarrasser de cette charte qui seule le soutient, et, préférant jusqu’au bout Coblentz à la France, aime mieux cesser d’être roi que de ne pas être le roi de l’ancien régime. Enfin, nous avons vu un prince éclairé, qui devait sa couronne à une révolution libérale, se laisser peu à peu séduire par les prestiges de la contre-révolution, et plutôt que d’accorder les réformes les plus innocentes et de prendre ses ministres dans l’opposition la plus constitutionnelle, aller mourir dans l’exil et livrer la France à une démocratie effrénée. En vérité, il faudrait écrire sur le front de ce fatal édifice : O vous qui entrez ici, déposez sur le seuil les pensées personnelles, les systèmes particuliers, les intérêts domestiques, la passion de la fausse grandeur. Ne songez plus à vous : songer à vous, c’est travailler à votre perte. Soyez les serviteurs de l’intérêt général, et l’intérêt général vous soutiendra.


VICTOR COUSIN.