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sont réduits à payer les denrées, les armes, les munitions qu’ils tirent des États-Unis, et le peu de numéraire que la domination de Boyer n’avait pas mis en fuite est à la veille de disparaître entièrement. Les Dominicains, en un mot, sont aujourd’hui aussi misérables que la population de l’ouest, avec le sentiment de leur misère, le regret de ce qu’ils pourraient être, et la prévision d’un sinistre avenir en plus.

Une offensive heureuse ne changerait rien à cette situation. La population noire est trop apathique, trop imprévoyante, trop identifiée avec son propre dénûment, pour que l’incendie de ses maisons qu’elle laisse elle-même tomber en ruines, la dévastation de ses terres qu’elle condamne elle-même à la stérilité, suffisent, le cas échéant, soit à la réduire à discrétion, soit à la soulever contre l’entêtement de Soulouque. Sa répugnance pour cette guerre se traduirait, à chaque descente de l’ennemi, par la fuite, et le lendemain tout serait à recommencer car les Dominicains sont trop peu nombreux, et ils ont d’ailleurs chez eux une ligne trop étendue à garder, pour songer à s’établir sur les points où porteraient leurs razzias. Ce qu’il leur faut, encore une fois, c’est la paix, une paix complète et durable, qui, en les dispensant d’armemens ruineux, en leur permettant de reprendre leurs travaux, en offrant de sérieuses garanties à l’immigration blanche qu’ils appellent à genoux, ferait de leur misérable pays ce que Dieu en avait fait : la plus riche contrée des deux mondes.

Or cette paix, ils ne l’obtiendront jamais de la libre volonté de Soulouque, qui jure de plus belle par l’ame de sa mère d’exterminer « les rebelles de l’est comme cochons marrons, » et qui, pendant que les consuls s’époumonent à lui imposer soit un traité de paix définitif, soit une trêve de dix années, poursuit avec un flegme imperturbable ses armemens. Bien que les magasins de l’état, regorgent de vivres et de munitions, il en arrive tous les jours des États-Unis, et voilà plusieurs mois qu’on expédie sans discontinuer des poudres à la frontière. L’enrôlement forcé, auquel n’échappent pas même les enfans de quinze ans se poursuit avec une rigueur excessive, qui a fini, par avoir raison de la traditionnelle indiscipline des noirs. Soulouque peut aujourd’hui mettre sur pied environ trente mille hommes contre sept à huit mille, qui forment le ban et l’arrière-ban de la population valide de l’est, et il ne paraît pas vouloir s’arrêter là. Les chambres ont silencieusement voté une addition de près de trois millions de francs au budget de 1851, qui se trouve ainsi augmenté d’un tiers. L’empereur s’est fait en outre donner la faculté d’ouvrir des crédits supplémentaires à peu près illimités pour les besoins imprévus[1]. Dans l’intervalle, et pour nous servir

  1. Où trouvera-t-on cet argent ? Là est, le problème. Les cafés se vendent encore assez bien ; mais la production est toujours en décroissance, et le pillage plus effréné que jamais. À la tête des pillards figure depuis quelque temps un homme connu à Paris, et dont la probité n’avait pas été suspectée jusque-là. Soulouque et le nouveau favori se sont réservé chacun, sur la vente du cinquième des cafés de la récolte 1850-51, un pot-de-vin de 5 francs par quintal. Ces cafés ont été vendus en Angleterre, car on n’ose les expédier en France, dans la crainte avouée d’une saisie, crainte d’autant moins invraisemblable que la dette haïtienne est de plus en plus mal servie, et que le gouvernement haïtien, à l’instigation du personnage dont il s’agit, vient de refuser les indemnités dues pour dommages récens à nos nationaux, notamment pour la destruction d’un magnifique établissement qu’un Français avait créé à Azua, et dont Soulouque, dans sa retraite furieuse de 1849, autorisa ou ordonna le pillage et l’incendie. Un de nos négocians avait fait venir, au mois de janvier dernier, sur la commande du gouvernement, une forte partie de poudre des États-Unis : le même personnage la fit refuser au moment de la livraison, comme étant, disait-il, de mauvaise qualité, et ne consentit à la reconnaître de bonne qualité que moyennant un pot-de-vin de 1,000 piastres ; il a extorqué deus autres mille piastres au vendeur de la dernière corvette de guerre achetée par Soulouque, etc, etc.