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des femmes et des enfans qui arrivaient par troupes de La Matas, de San Cristobal, régnait à Santo-Domingo. En moins de quatre jours, malgré les vides que laissait dans la ville le départ des familles qui avaient réussi à gagner la mer, toutes les maisons étaient encombrées. La disette s’ajoutait déjà aux angoisses de la terreur, car les réfugiés n’avaient pas apporté de provisions ; et il n’en venait plus des campagnes[1], dont toute la population valide faisait partie de l’armée dispersée de Jimenez. Quant à celui-ci, il restait plongé, depuis son retour, dans une sorte de stupeur hébétée que dominait une seule préoccupation : la crainte qu’on proclamât sa déchéance. Lancée dans les défilés où s’engageait Soulouque, la petite armée de Santo-Domingo eût pu entraver la marche de l’ennemi en attendant que les débris de l’armée se ralliassent ; mais Jimenez, qui se croyait sûr de cette garnison, en avait besoin pour tenir en échec la population et le congrès. Il n’y avait à attendre de ce triste personnage que des obstacles, pas une inspiration de salut.

La position de notre agent était cruelle. Cette population terrifiée n’avait plus d’espoir qu’en lui, et il n’y avait pas un seule bâtiment français en rade circonstance d’autant plus fâcheuse que M. Place résidait à Santo-Domingo en vertu de l’ancien exequatur haïtien, ce qui pourrait infirmer, aux yeux de Soulouque, l’ascendant de son caractère consulaire. Pour comble d’embarras, les habitans parlaient de plus en plus d’arborer le drapeau français, ce drapeau qui, un an avant, dans la capitale même de Soulouque, avait suffi à protéger des milliers de malheureux, contre les sanglantes fureurs du chef noir. M. Place ne vit plus qu’un moyen de soustraire cette malheureuse population au couteau des noirs et d’échapper lui-même à une éventualité pour laquelle il n’avait pas d’instructions : ce fut d’agir sur le congrès, où il avait de nombreux amis, pour que cette assemblée se constituât en convention et prît la direction du salut public. Sommé d’agir ou de laisser agir, effrayé et dominé par le désespoir des habitans, qui criaient déjà à la trahison et se disposaient à lui faire un mauvais parti, Jimenez consentit à tout.

La première détermination du congrès fut justement celle que notre consul tenait à prévenir. Une députation, composée du président et de deux membres, se rendit immédiatement chez lui pour demander l’autorisation d’arborer notre drapeau.

Que faire ? Refuser purement et simplement, c’était ajouter à la consternation publique : accepter, c’était encourir un désaveu, c’était du moins placer la France entre la raison d’état et ses sympathies pour

  1. M. Place, en prévision des événemens que préparait l’incapacité de Jimenez, avait réuni au consulat des provisions qu’il distribua à ces malheureux.