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question aurait été à peine remarqué ; mais le souvenir de cette justice à la turque fait circuler aujourd’hui encore un frisson dans toutes les cases de l’ouest, et entre, dit-on, pour les trois quarts dans l’espèce de terreur superstitieuse qu’inspirent aux noirs les soldats de Santana.

À l’intérieur, la présidence de Santana fut marquée par diverses conspirations.

Santiago[1], capitale du Cibao, au nord de la partie espagnole, dispute, je l’ai dit, la prééminence à Santo-Domingo. Le Cibao est en outre le territoire le mieux cultivé de l’île, et par cela même contribue proportionnellement beaucoup plus que le reste de la république à alimenter le trésor dominicain, dont les droits d’exportation sont la principale ressource. Les habitans de cette partie ont donc une tendance à se croire exploités par Santo-Domingo. Un certain Duarte imagina de mettre à profit ces deux causes de jalousie pour se proclamer président à Santiago. La majorité de la population se souvint fort à propos que l’invasion de Boyer s’était jadis accomplie dans des circonstances absolument semblables, et elle n’adhéra pas à ce ridicule coup de tête. Santana, envoya à Santiago un faible détachement, et le soir même le nouveau président et son parti couchaient en prison. Duarte et quatre ou cinq brouillons de son entourage furent dédaigneusement ; expulsés.

La naissante république devait échapper à deux dangers beaucoup plus sérieux.

Aujourd’hui, comme autrefois, l’ancienne population noire de l’est fait cause commune avec les blancs et les sang-mêlés. La plupart des esclaves accueillirent avec une indifférence absolue la liberté que leur apportait Boyer et restèrent chez leurs maîtres ; mais, dans la courte période qui s’était écoulée entre l’expulsion des Français et l’insurrection de 1821, des Catalans avaient fondé aux environs de Santo-Domingo deux grandes habitations desservies par environ quinze cents noirs emmenés directement d’Afrique. Boyer n’eut garde de dissoudre ce noyau d’Africains que leur isolement social de la classe libre et le souvenir récent de leur transplantation rendaient plus accessibles que d’autres aux haines de couleur, son moyen favori de police, comme on sait. Les bombolos (c’est ainsi qu’on les nomme dans le pays) furent installés comme propriétaires sur les lieux mêmes, et forment aujourd’hui, avec les quelques noirs haïtiens qui restent encore dans l’est, l’élément dangereux de la population, le point d’appui naturel des intrigues de l’ouest.

  1. Santiago fut fondé, dès les premières années de la découverte de l’île, par trente gentilshommes, et, en commémoration de cette noble origine, fut appelé, par ordre du roi d’Espagne, Santiago-de-los-Caballeros.