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et une trop universelle sympathie pour toutes les doctrines qui s’inquiètent du peuple. Quant au talent littéraire, il est incontestable. Le livre est mal composé en ce sens que l’élément purement fictif n’y est pas aussi heureusement uni à l’élément réel qu’on pourrait le désirer. Si la fable du roman était plus neuve, moins chargée d’événemens improbables, si elle rappelait moins le Compagnon du tour de France et autres romans français modernes, Alton Locke serait un livre tout-à-fait hors ligne : toutes les peintures des douleurs populaires nous émeuvent par une réalité, une crudité déchirante ; certains portraits y sont tracés de main de maître ; il y a de l’humour, de la sensibilité, de l’éloquence, mais aussi des longueurs, des emportemens puérils et des anathèmes rebattus.

La tendance de ce roman est curieuse ; il est écrit dans un sentiment très démocratique et anti-chartiste en même temps. Goethe a fait un livre intitulé Wilhelm Meister, où il décrit les longues erreurs intellectuelles, les aberrations et les douloureuses expériences d’un jeune homme vivant au XIXe siècle, sans boussole, sans étoile, placé dans un temps où toutes choses, gouvernement, religion, mœurs, ne sont plus, où rien n’est encore. Alton Locke pourrait s’intituler, lui aussi, les années d’apprentissage d’un homme du peuple dans l’Angleterre moderne ; ce livre pourrait porter pour épigraphe cette phrase trop vraie, hélas : « Nous, travailleurs, nous n’avons trop souvent pour maître que nos propres erreurs. » Cette odyssée intellectuelle fait donc le sujet et le fond d’Alton Locke ; elle en est la moralité cachée. L’auteur n’y flatte point le peuple ; quoique profondément dévoué à sa cause, il le montre, sous les figures d’Alton Locke et de John Crossthwaite allant d’erreur en erreur, d’abîme en abîme, prenant ses désirs pour des lois, ses colères pour la justice, ses pensées présomptueuses pour des règles certaines et ses haines pour des devoirs. Alton Locke croit que tout ce qu’il désire lui est dû ; John Crossthwaite s’imaginerait : presque que tout ce qu’il ne possède pas lui a été pris. Les exploitations politiques de l’homme par l’homme ; pour parler le langage socialiste, c’est-à-dire les menées artificieuses des chefs chartistes, leur lâcheté et leurs abominables intrigues, y sont vivement et courageusement décrites. M. O’Flyn, le rédacteur du journal chartiste dévoué aux intérêts populaires, mais qui ne perme pas à aucun prolétaires écrivant dans son journal d’écrire autre chose que ce qu’il lui convient de publier, forçant le malheureux Alton Locke à prêcher la révolte et à exprimer des intentions violentes qu’il n’a pas, est aussi un type qui, avec quelques traits de changés, se retrouverait ailleurs qu’en Angleterre. — Ce livre soulève un coin du rideau qui cache les mœurs politiques de l’Angleterre, et les menées ténébreuses des partis populaires. À ce titre, il est instructif.