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amoureux n’y ont plus qu’un rôle insignifiant, les héritages tombant du ciel n’y paraissent plus guère, la peinture de la high life est abandonnée ; mais l’antre du procureur, la maison pour dettes, la boutique de l’apothicaire, l’hôpital, voire les lieux infâmes, sont explorés, décrits ; les victimes des juifs rapaces, les holocaustes humains offerts à l’industrie remplacent le gentleman sentimental, la nonchalante lady des anciens romans fashionables. Dickens surtout abonde en narrations navrantes et en peintures déchirantes, heart rending, comme disent si énergiquement les Anglais. Thackeray s’est chargé de ces populations flottantes entre la misère et le luxe de ces ménages, établis sur le sable de ces existences incertaines, soutenues par la vanité seule, qui abondent dans les sociétés modernes. Bulwer et Warren sont les maîtres des domaines du crime et des horreurs physiques. Les bas-fonds de la société anglaise sont fouillés dans tous les sens ; les repaires des voleurs, les tanières des prostituées, tels sont les Eldorados qu’en plein XIXe siècle les romanciers anglais découvrent dans leur patrie.

Il ne faut pas s’exagérer cependant les tendances démocratiques de tous ces écrivains. Un grand nombre d’entre eux sont certainement démocrates à leur insu. Le but de M. Disraëli, par exemple, n’est certainement pas d’établir la communauté en Angleterre, La passion politique s’en mêlant, il arrive souvent que les peintures sont exagérées : les protectionistes sont bien aises de pouvoir accuser les free traders et les peelites des maux qui pèsent sur les populations agricoles, et les radicaux d’imputer aux protectionistes les souffrances des populations industrielles. Alors ils se jettent brutalement à la face, dans leurs pamphlets, leurs enquêtes et leurs discours, les guenilles du pauvre. Ces peintures de la réalité la plus poignante ont en outre une cause littéraire : elles s’expliquent par l’amour des Anglais pour le vrai. Rendons cette justice à ce grand peuple : il ne sait pas mentir. Nous ne voulons pas dire qu’il ne lui arrive jamais de commettre ce vilain péché ; mais, lorsqu’il se sert du mensonge, il s’en sert avec si peu de finesse, il s’en sert si grossièrement, que la vérité se laisse toujours voir comme, par derrière une vitre transparente. Les écrivains anglais ne savent pas défigurer la réalité sous prétexte d’idéal et fausser la vérité sous prétexte de bon goût ; ils sacrifient un peu aux graces, ils ne connaissent pas, comme nos écrivains, les procédés de style, les artifices de combinaisons, ils ne se drapent pas comme nous pour imiter les attitudes antiques, et ne sont pas capables de s’abuser au point de prendre pour un peplum quelques mètres de toile sortis de la boutique du voisin ou de tel atelier de leur connaissance. Leur seul idéal consiste dans l’exagération de la réalité. Nos écrivains veulent faire plus beau que nature ; les Anglais veulent trop souvent faire plus vrai que la vérité. Tous leurs écrits respirent je ne sais quelle abrupte innocence et quelle