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la vie anglaise, ne s’accorde pas mieux avec ses vertus politiques, avec son indépendance. L’état n’est pas un ennemi pour le peuple anglais, mais il n’est pas non plus pour lui un père : l’état est une machine utile, rien de plus. Moins le gouvernement gouverne, plus le peuple anglais l’aime et le respecte. Il ne lui laisse entre les mains que les affaires les plus générales, les affaires tout-à-fait nationales ; John Bull allége autant qu’il peut le gouvernement du soin, de régler ses affaires, il ne lui laisse faire que ce qui est absolument indispensable ; et le décharge le plus qu’il peut de sa responsabilité. Jamais, cette maxime anti-socialiste, chacun est le seul juge de ses intérêts, n’a été autant appliquée qu’en Angleterre. Que viendrait donc faire dans ce grand pays la théorie de l’état possesseur unique, de l’état serviteur de M. Louis Blanc, ainsi nommé serviteur parce qu’il se charge de régler la destinée de tous les citoyens et de tyranniser les volontés individuelles ? Jamais certes les Anglais ne comprendront cette tyrannie sentimentale et cette bienfaisante compression des caractères ; jamais une pareille doctrine ne pourra les menacer sérieusement.

Enfin il y a une dernière raison qui me fait regarder le succès du socialisme en Angleterre comme très problématique : c’est l’esprit protestant du peuple anglais. On nous dit que le protestantisme s’en va, que le fanatisme puritain est détrôné, que les sectes n’ont plus de crédit : c’est possible ; mais à coup sûr l’esprit du protestantisme vit dans les ames anglaises, il a passé dans le sang du peuple. S’il n’a plus l’influence directe qu’il avait autrefois, il en a encore une indirecte, mais très active : il s’est mêlé à la vie de l’homme, il existe dans les habitudes, dans les mœurs, il y existe caché, à l’insu de ceux qui nient sa puissance. Est-il bien sûr d’ailleurs que l’antique fanatisme soit mort, et ne l’avons-nous pas vu tout récemment encore reparaître, rugissant comme le lion de saint Jérôme à l’appel des trompettes du dernier jugement ? Or, tant que l’esprit de Calvin régnera en Angleterre, le socialisme a peu de chances de succès. L’esprit du rigide et religieux bourreau de Michel Servet suffira pour repousser les doctrines corrompues rompues et le panthéisme sensuel qu’il condamna, sans pitié il y a trois siècles, alors que ces doctrines s’étaient affublées du manteau chrétien. La lutte de la société moderne contre le socialisme, le protestantisme l’a soutenue dès sa naissance contre les anabaptistes, les sacramentaires et les libertins de Genève. De toutes les doctrines qui repoussent le socialisme, il n’y en a même pas qui lui soit plus contraire que le protestantisme sont précisément les défauts opposés à ceux du socialisme. Le protestantisme, avec sa doctrine du devoir, avec son excessive sollicitude pour les droits de l’individu, avec le soin qu’il apporte à régler, à préserver et à entourer de garanties la vie individuelle, repousse formellement toute idée d’association, et combien plus alors les idées de promiscuité, d’effacement individuel, que prêchent nos