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à lances, » et un héraut, racontant la mort d’un satrape, termine le récit par mots « Changeant la couleur de sa barbe, il l’a teinte en pourpre[1]. » J’accumule à dessein ces citations pour constater que de très grands écrivains se sont rencontrés dans la même joie, et que, de parti pris, ils ont recherché, les expressions les plus éloignées du naturel. Faut-il accuser leur mauvais goût et celui de leur temps, ou bien plutôt ne faut-il pas supposer qu’alors on demandait au drame une autre sorte de plaisir que celui qu’on y cherche aujourd’hui ? Cette dernière conjecture, je l’avoue, me paraît préférable à l’autre, car je ne puis me persuader que le parterre de Caldéron, de Shakspeare ou d’Eschyle fût moins sensible que le nôtre aux choses de goût. Aujourd’hui, ce me semble, le système de la division du travail, qui a produit tant de merveilles dans l’industrie, a été appliqué, peut-être malheureusement, au drame. Jadis le public savait goûter deux plaisirs à la fois, il s’intéressait à une fable dramatique tout en appréciant les beautés du style, et le plaisir principal, je crois, était dû à l’expression poétique. On ne cherchait pas encore l’illusion théâtrale, et le moyen de la produire en effet sur une scène presque dépourvue de décorations et flanquée de banquettes, où se faisaient voir en grandes perruques les courtisans et les gens à la mode ?

La sensation double de plaisir qu’on éprouve à une représentation de Don-Giovanni peut, je crois, donner une idée de celle que produisait le drame sur les spectateurs du XVIIe siècle. La fable ou le poème de Don Giovanni n’est pas sans mérite, mais ce n’est pas ce qui nous préoccupe le plus. Elle n’est qu’un prétexte, ou si l’on veut un programme pour la musique. Quand Rubini ou Mario chantait Il mio tesoro, nous jouissions et de la situation dramatique et d’une délicieuse mélodie. Qu’on se représente maintenant un peuple bien organisé pour la poésie : les vers du drame seront pour lui ce qu’est la musique d’un opéra pour nous. On ne doit pas oublier que les langues du Midi, sonores, fortement accentuées, riches en expressions pittoresques, charment par le seul bruit des mots, et qu’elles parviennent souvent à déguiser la médiocrité de la pensée par l’harmonie des sons. Il n’en est pas de même chez nous : notre langue sourde dépourvue d’accens, la construction uniforme des phrases, le rigorisme, de la grammaire et par-dessus tout l’habitude française de raisonner et de juger

  1. Λόγχης ἄϰμονες.

    (Pers. 51)

    γενειάδα
    Ἔτεγγ’, ἀμείϐων χρῶτα πορφυρᾷ βαφῇ.

    (Ibid. 316)