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En voici quelques exemples. Un jeune homme veut dire à ses domestiques de le laisser lire à l’ombre et de revenir l’avertir à l’heure du dîner ; il s’exprimera de la sorte : « Revenez quand le soleil tombant ira au milieu de sombres nuages s’ensevelir dans les ondes, qui, pour ce grand cadavre d’or, sont un tombeau d’argent[1].» Dans la même pièce, un naufrage s’appelle couramment « une ruine sans poussière[2].» Ailleurs, une fille enlevée, pour ne pas dire plus, s’écrie, en rentrant dans la maison paternelle : « Comment paraître devant mon père ? lui qui n’avait d’autre plaisir qu’à se mirer dans la lune de mon honneur, de quelle tache va-t-il la voir éclipsée[3] ! » Assurément, en France, un juge rirait au nez d’une fille qui se plaindrait en ce style d’un ravisseur brutal ; mais je crois qu’au commencement du XVIIe siècle ces endroits étaient fort goûtés du public de Madrid. Observons toutefois que de langage étrange, que les Espagnols appellent le style culto, n’est pas particulier à leurs poètes dramatiques. Shakspeare, qu’on cite toujours et avec raison, comme le grand peintre de la nature, ne leur cède pas en ce point. Ainsi Juliette dit : « Je voudrais briser l’antre où gît Écho, et rendre son gosier d’air plus enroué que le mien à répéter le nom de Roméo[4]. » Et Macbeth, méditant le meurtre de Duncan, regrette « de n’avoir pas d’éperons pour piquer les flancs de son dessein[5]. » Le style culto est bien ancien ; on en pourrait trouver plus d’un exemple chez les Grecs, et particulièrement chez Eschyle. Il appelle les chefs les plus braves des Perses des « enclumes

  1. Volved por mi à este sitio
    Cuando et sol cayendo vaya
    A sepultarse en las ondas,
    Que entre obscuras nubes pardas,
    Al gran cadaver de oro
    Son monumentos de plata
    (El Màgico prodigioso.)

  2. Ruina sin polvo. (Ibid.)

  3. Que otro bien, otra alegria
    No tuvo sino mirarse
    Con la clara luna limpia
    De mi honor, que hoy desdichado
    Tan torpe mancha le eclipsa
    (El Alcalde de Zalamea)

  4. Else would I tear the cave where Echo lies,
    And make her airy tongue more hoarse than mine
    With repetition of my Romeo’s name.
    (Romeo and Juliet.)

  5.  I have no spur.
    To prick the sides of my intent.
    (Macbeth.)