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Du haut des montagnes où la colonne était arrivée, un panorama splendide se déroulait à ses pieds en face, la Méditerranée aux flots bleus ; à gauche, la ligne boisée du Sahel jusqu’à la pointe Pescade et aux jardins d’Alger ; à droite, vers l’est, les collines des Amérouas, en ce moment chargée de moissons, et qui se prolongent de vallons en vallons jusqu’à Bougie ; dans la plaine, d’innombrables troupeaux paissant en paix les pâturages de l’Oued-Neça, et de riches villages s’étendant au loin, entourés de vergers.

Après s’être arrêté quatre jours à Dellys, le maréchal remonta l’Oued-Neça et pénétra dans le territoire des Flittas. Les Flittas sont une des tribus les plus considérables de la Kabylie : elle compte dix-neuf kharoubas (districts), et peut mettre sur pied vingt mille combattans ; elle a un secret pour tremper le fer que lui fournit la tribut des Beni-Barbacha, et dont elle se sert pour fabriquer des sabres qui portent son nom. Ce sont les Graboulas qui fournissent la poudre ; les Beni-Abbas fabriquent les fusils aux longs canons. Toutes ces tribus réunies, depuis Dellys et Bougie jusqu’à Sétif, peuvent donner à la guerre un contingent de cinquante mille hommes[1]. La Kabylie ressemble beaucoup à l’Ouérenséris ; elle est seulement plus riche et plus peuplée. L’affaire importante pour le maréchal Bugeaud n’était donc pas de vaincre, mais bien d’avoir hasardé l’expédition devant la mauvaise volonté des chambres. Il rencontra une première fois les Kabyles dans la vallée de Taourgha, les vainquit et brûla leurs villages ; puis, apprenant que tous leurs contingens se rassemblaient sur les hauteurs presque inaccessibles d’Ouarez-Eddin, il donna l’ordre aux deux colonnes du général Gentil et du général Korte de venir le joindre, et s’en alla lui même camper dans les bas fonds dominés par les rochers couverts de Kabyles. Il fallait prouver à ces indomptés Kabyles qu’il n’était point d’escarpemens tellement inexpugnables que nos soldats ne pussent atteindre. Au milieu de la nuit du 16 mai 1844, l’ascension commença par un temps épouvantable. Telles étaient les précautions prises et la puissance de la discipline, que toute la division escalada les précipices, homme par homme, sans que les Kabyles, voyant le camp tranquille et silencieux à huit cents mètres au dessous de leurs positions, se doutassent seulement qu’il avait été abandonné dans la nuit. Les mulets eux-mêmes suivaient, portant les obusiers. Le jour nous surprit au milieu de cette ascension miraculeuse. Les zouaves, les premiers, atteignirent les hauteurs l’avant-garde était aux prises, et l’on entendait la fusillade retentir au loin déjà, pendant que nos cavaliers montaient encore et embarrassaient la marche de la colonne qui venait derrière eux. Nos pelotons s’engageaient l’un après l’autre

  1. Le général Daumas porte même à soixante-dix mille fusils l’effectif militaire de la Grande-Kabylie, et le général Daumas est certainement l’homme de France qui a le plus pratiqué les Kabyles, comme ennemi et comme ami.