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pleines enfonçaient dans la boue jusqu’au moyeu ; nous nous sommes demandé quelles chances courrait dans ces plaines une armée expéditionnaire d’Europe, obligée de tout porter avec elle, munitions de guerre et de bouche, sans cesse harcelée par des nuées de gauchos, et toujours la fable du Lion et du Moucheron nous, est revenue en mémoire.

La vie du gaucho à la ville, dans les saladeros, est loin d’amortir l’instinct de férocité qu’il a sucé avec le lait des pampas. C’est dans les saladeros que s’exploitent les produits du pays, les animaux : Chaque jour, on les voit arriver par nombreux troupeaux qu’on renferme tout d’abord au corral ou parc terminé par une porte assez large pour donner passage à un boeuf. Sur l’épaisse poutre qui en fait le linteau se tient un gaucho armé de son coutelas. Par instinct, le bœuf montre une répugnance invincible à se diriger vers cette sorte de guillotine ; pour l’y contraindre, un bouvier lui saisit les cornes dans le nœud coulant d’un lasso qui, passant sous la porte, va, par une poulie de retour, s’accrocher à la selle d’un cheval. On fouette le cheval, le lasso se raidit, le bœuf résiste en cherchant à s’étayer sur ses pieds ; mais on a disposé un plancher en pente où il glisse entraîné vers l’huis. Dès qu’il y présente la tête, le matador lui enfonce son couteau dans la nuque et lui tranche la moelle épinière. La mort est instantanée ; le bœuf s’affaisse ; on l’entraîne sur une plate-forme où il est immédiatement écorché et mis en pièces. La peau, saupoudrée de sel, se vend sur tous les marchés du monde sous le nom de cuir vert de Buenos-Ayres ; la chair, coupée en lanières et séchée, sert à la nourriture des nègres des États-Unis et des colonies ; c’est le tasajo, ou viande boucanée. La corne du pied et celle du front sont réduites en huile dans des chaudières soumises à une forte pression ; on fait aussi du noir animal avec les autres débris. Ces saloirs sont de vrais charniers où l’on respire une odeur de mort ; le sol est jonché d’ossemens ; les haies des enclos sont faites de côtes de bœuf enchevêtrées de longues cornes ; dans les murs ; sur les toits, on voit percer, partout des os qui servent de chevrons ; la brise qui y souffle se charge d’exhalaisons infectes qu’elle répand au loin sur la ville et dans la plaine. Les étrangers ont bientôt appris à connaître le vent des saladeros ; on prétend même qu’aux alentours les fruits y contractent la saveur de la chair boucanée et un certain parfum de charogne. L’atmosphère de ces tueries n’a rien, on le voit, qui puisse adoucir les mœurs du gaucho de la pampa.

Dès qu’il se trouva un homme capable de réunir ces élémens épars, de les mettre en mouvement, de révéler au désert sa force, c’en fut fait de la prépondérance de la bourgeoisie. Le général Rosas fut cet homme. Qu’on ne s’imagine pas que la prédominance de la campagne sur les villes, telle qu’il l’a fondée, soit un accident politique, l’application d’un système personnel qui doive finir ou tomber avec lui : non, c’est un principe de gouvernement qui repose sur une juste appréciation