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puissans, mais pervertis, ou corrompus, ou sensuels, ou pleins de vénalité, au-dessus de toues les ames humbles, bonnes, intègres, loyales et fidèles qui vivent honnêtement et obscurément dans le monde. Dès-lors l’influence des hommes de lettres de notre temps sera bien compromise. Qu’ils préviennent le jugement du monde, qui ne tardera pas à être rendu. La meilleure manière de conserver leur influence, c’est de reconnaître qu’il y a des lois morales supérieures à tous les dons intellectuels. Qu’ils écrivent non plus avec leur intelligence, mais avec leur foi ; à défaut de foi, avec leur caractère. On ne peut exiger d’un homme qu’il ne porte pas de doutes en lui : une pareille exigence serait le comble de l’absurdité, de l’intolérance et de l’hypocrisie ; si l’écrivain a des doutes, qu’il les exprime, mais qu’on sente que ce sont de véritables doutes, non des paradoxes que ces doutes ne sont pas pour lui une manière de briller, et de poser, comme on dit aujourd’hui, qu’on sente que son scepticisme est sincère ; que ses tourmens ne sont pas joués. Que les hommes de lettres écrivent ainsi, ce sera encore pour eux, s’ils savent bien reconnaître les tendances de leur temps, la suprême habileté ; car, s’ils ne se transforment pas, ils doivent d’avance se résigner à être oubliés, abandonnés et reniés même par leurs adorateurs.

Voyez d’ailleurs où conduit cette adoration exclusive de l’intelligence. Le monde absout l’homme de lettres de tous ses vices sous prétexte qu’il est intelligent, l’homme de lettres s’absout lui-même en faisant valoir la même excuse ; mais cette indulgence pour soi-même devient nuisible à l’intelligence : les dérèglemens de la vie frappent à leur tour de stérilité et d’impuissance le talent qui les avait excusés. Le talent est une plante délicate et frêle qui demande des soins assidus et presque exclusifs. La sobriété, la chasteté, une vie calme et même uniforme, sont nécessaires à sa croissance et à son plein développement. L’exemple de lord Byron, si fatal à tant d’autres égards, a été en grande partie la cause de ces dérèglemens factices, de ces existences systématiquement désordonnées que nous avons vues de notre temps. Les hommes de lettres de notre époque se sont ont plu à présenter au public l’homme de génie comme une sorte de comète errante, sans règle fixe et sans loi ; ils l’ont représenté comme étant au-dessus de toutes les lois divines et humaines, comme pouvant mépriser à son gré tout ce qui l’avait formé et élevé, c’est-à-dire la société tout entière, comme pouvant blasphémer contre Dieu, sans crainte. C’est dans ce mépris qu’ils ont fait consister sa force d’ame ; c’est dans ce blasphème qu’ils ont mis sa grandeur. Le désordre, l’impiété l’immoralité, et même le crime, ont été les vertus qu’on a le plus volontiers attribuées au génie, de sorte que le génie pouvait être comparable aux fléaux et aux pestes qui désolent l’humanité, et qu’on aurait pu demander