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expérience lui a servi à découvrir la vie réelle : alors il ne sera plus seulement un homme de lettres, mais un acteur véritable sur la scène du monde ; ses écrits seront des actions, ses paroles seront des faits. C’est ainsi qu’il deviendra un guide des nations ; mais il ne peut être homme de lettres dans ce sens élevé qu’en devenant d’abord un homme, c’est-à-dire en dépouillant cet égoïsme charmant, cet amour presque sensuel pour la vérité et la beauté qui l’avaient entraîné au début de sa carrière. Ce n’est qu’à cette condition qu’il effacera l’origine de sa profession et qu’il pourra mettre d’accord ses anciens goûts avec sa vie. Qu’il regarde quel est l’état moral des hommes de son temps, par quelles fentes se glisse le mal, quels remparts épais empêchent le bien d’entrer dans le monde et d’en chasser la corruption, quels désirs sont légitimes et quelles aspirations sont immorales, puis qu’il frappe juste et fort : alors, au lieu de ce stérile métier d’arrangeur de phrases qu’il aurait mené toute sa vie il accomplira de grandes actions, déterminera de grands mouvemens et fera éclore de nouvelles pensées ; alors il sera un serviteur du bien au lieu d’être ce qu’il était d’abord, une sorte de soupirant amoureux de la vérité ; il sera un disciple de la vertu au lieu d’être ce que sont beaucoup trop les écrivains de notre époque, des disciples des molles Vénus et des capricieuses déesses ; ses écrits seront des devoirs accomplis et renfermeront à la fois les effets salutaires du travail et les élans de la croyance.

Si tels sont les seuls moyens qui soient au pouvoir de l’homme de lettres pour mettre d’accord sa vie et sa profession, on voit à combien peu d’hommes la littérature transformée en carrière peut convenir : si l’homme est faible, il tombera ou se souillera ; s’il est fort, il aura à supporter toutes les épreuves que nous avons énumérées. Ajoutez que cette profession est un véritable piège, car l’individu s’y engage avant d’avoir essayé sa force, calculé ses ressources, avant qu’il soit armé de moyens de défense. Aussi on peut dire qu’il y a pour les gens de lettres une sorte de prédestination, que, parmi eux, les uns sont élus, les autres réprouvés sans le savoir, car tous, hélas ! s’imaginent être élus. J’ai même remarqué qu’au début les jeunes écrivains vivaient entre eux dans une égalité parfaite, s’estimant tous sans exception pleins de génie, ne soupçonnant pas qu’il pût y avoir entre eux la moindre différence de facultés, et que l’un d’eux pût s’élever au-dessus des autres : cette illusion provient de ce qu’ils ont lors plus de goût pour la pensée que d’originalité individuelle, plus d’intelligence que de caractère ; mais deux ou trois années s’écoulent, et déjà l’inégalité commence. Ils marchaient comme une sorte de phalange, et, n’ayant encore livré aucun combat, ils ne savaient ce que c’est que lâcheté ou courage ; ils ne pouvaient pas soupçonner qu’il y eût parmi eux des