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faisait apercevoir récemment dans Béranger une chose trop peu remarquée et bien digne de l’être : après Waterloo, nous disait-on, après l’invasion, il y eut un moment où la France, se sentant vaincue, crut que définitivement tout était fini, et qu’elle n’avait plus rien à faire dans le monde, il y eut un instant de suprême abattement où la France sembla repasser dans sa mémoire toutes ses destinées glorieuses et se dire que désormais, rien de pareil ne lui arriverait. Se sentant blessée au cœur, elle ne douta pas de la mort, et l’attendit dans un muet et sombre accablement : c’est ce douloureux sentiment qui revit dans quelques-unes des plus belles pièces de Béranger, et qui le rend digne de passer à la postérité. L’observation est parfaitement judicieuse et part d’un sentiment profond ; aussi, malgré ce qu’il y a de fausse vanité nationale dans le recueil de Béranger, pensons-nous qu’il n’est pas répréhensible au point de vue politique, l’esprit de parti étant comme noyé chez lui dans un sentiment large, profond de la patrie. Au point de vue moral, c’est autre chose. Si on considère Béranger de ce côté, on verra non-seulement qu’il n’est pas un poète populaire, mais même qu’il n’a pas mérité de l’être.

Nous savons combien il est difficile et délicat de toucher à cette gloire incontestée ; mais la vérité est plus belle que le mensonge. En dehors du poète national, il y a deux poètes chez Béranger, le poète érotique et le poète voltairien, — l’un et l’autre très répréhensibles. Comme poète érotique, je ne trouve pas que les noms d’Anacréon populaire et d’Horace moderne, qui lui ont été décernés, lui conviennent. Il a commis un péché qui n’est jamais pardonné à un poète, il a outragé tous les sentimens élevés de l’amour ; comme poète érotique, il a commis le plus grand crime qu’un poète de ce genre puisse commettre il a outragé la volupté. Il m’est facile, en lisant Horace ou Anacréon, de rattacher l’idée de beauté à l’idée de plaisir ; en lisant Béranger, il m’est impossible d’y rattacher autre chose qu’un sentiment lascif et grivois. La volupté n’est point une chose morale par elle-même ; mais, comme une certaine idée de bonheur s’y rattache, elle acquiert ainsi une élévation relative qui fait naître l’idée de beauté. Béranger a presque toujours semblé ignorer cette vérité, qui est comme l’alphabet de tout vrai poète érotique : c’est que l’idée du plaisir séparée de l’idée de beauté est repoussante. Dussé-je être accusé d’hérésie, je dirai que personne ne me semble avoir touché à tous les sentimens délicats de l’ame d’une manière aussi coupable. Ce qui est charmant - avec lui frise vite l’obscénité. Il n’a point cherché la popularité en flattant les passions extrêmes des partis, je le lui accorde ; mais il l’a cherchée en chatouillant les vices mesquins de la menue bourgeoisie et la grossière sensualité du peuple des villes. Quant aux chansons qui touchent à la religion, je n’ai jamais pu les lire sans qu’elles produisissent sur moi