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prendre tant de soin pour tromper le public, pour inculper l’accusé, pour justifier dans l’avenir son jugement et ses ennemis ? C’est là certainement la plus monstrueuse machination de ce sombre procès. Quant à l’intention du faussaire, elle n’est point difficile à saisir. M. de Favras avait préparé, pendant sa détention, un mémoire justificatif qu’il voulait publier et répandre dans le public. Il attendait le meilleur résultat de cette explication de sa conduite donnée loyalement en langage militaire et non plus en style d’avocat. Il en parle dans toutes ses lettres ; il prie ses amis d’en presser l’impression. « J’y attache, écrit-il, la plus grande importance. M. Thilorier prétend que mon style, ma forme de mémoire n’est pas suivant l’usage ; mais que me fait tout cela ? Si mes moyens sont bons pour le plaidoyer, ils valent encore mieux pour l’instruction du public. » Or, par une fatalité singulière, ce mémoire tant attendu, tant désiré, où M. de Favras voyait, à tort ou à raison, sa justification complète ou sa consolation suprême, ce mémoire ne parut pas ou ne parut qu’après sa mort. Cela semble prouvé par la vingt-cinquième lettre de M. de Favras, écrite la veille du jugement et publiée dans la véritable édition de sa correspondance. « A la veille d’un jugement désiré, écrit-il, et lorsque le cœur ni la conscience ne reprochent rien, ce n’est pas le cas de s’inquiéter, puisque l’événement le plus extrême ne serait qu’une erreur de l’humanité ; tu dois, ma chère Caroline, trouver là ta consolation, comme j’y trouve la mienne. Ce qui seul me chagrine, c’est que mon mémoire ne sera pas prêt. L’imprimeur, après m’avoir toujours promis qu’il le serait, est venu hier au soir me parler d’une espèce d’insurrection de ses ouvriers, qui, m’a-t-il dit, n’ont rien voulu faire ni le dimanche, ni le lundi, etc., etc. » Enfin, le lendemain 18 février 1790, le jour même de son jugement, la veille de sa mort, tandis que Mme de Favras, à bout de forces, s’écrie : «… Toute la vigueur de mon ame cède à la faiblesse de la nature ; ô mon ami ! mon ami ! que deviendront nos pauvres enfans ! » Le marquis de Favras, toujours calme, écrit : « Cet imprimeur est un cruel homme, ma chère Caroline ; il me joue le tour le plus perfide. Je n’ai pas encore mon mémoire, maintenant jeudi, à neuf heures du matin. Il a encore deux feuilles pleines en arrière. Cet homme, à coup sûr, a été gagné par quelqu’un, car visiblement je n’aurai pas ce mémoire. » Ces dernières lignes sont formelles. Eh bien ! que dit au contraire l’édition falsifiée, et falsifiée évidemment pour parer à cette accusation dernière ? Dès le 12 février, six jours auparavant, elle fait écrire à M. de Favras cette phrase toute différente : « Je reçois à l’instant, ma chère Caroline, la première épreuve de mon mémoire, et l’on m’assure qu’immanquablement il paraîtra ce soir à huit heures. Je ne l’ai pas lue… je l’ai dévorée. » Ainsi, d’après cette version, il aurait reçu cette épreuve à une époque où, suivant l’autre