Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 10.djvu/113

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

son origine. Alors se formèrent les écoles, les systèmes ; on créa en vertu de formules esthétiques, et, pour être poète, il fallut être savant. On voit comment une pareille littérature donna naissance en Allemagne aux hommes de lettres. Cette littérature exigeait, en effet, qu’il se créât une classe d’hommes dont l’unique profession fût de penser et de sentir, qui donnassent à leur vie une direction tout intellectuelle, et dont les sentimens et les pensées fussent, non pas les événemens de leur existence, mais l’occupation de chacune de leurs journées.

Voilà le double rôle qu’ont joué Voltaire et Lessing, Voltaire a créé toute une armée, et lui a marqué un but politique ; Lessing a fait un appel à toutes les intelligences capables de sentir et de comprendre le beau ; il leur a assigné une tâche littéraire. Auquel des deux est resté l’avantage ? Incontestablement l’élévation, la sérénité, toutes les grandes qualités morales sont du côté de Lessing ; mais l’influence, le triomphe définitif, sont restés à Voltaire. Il est même triste de voir combien peu l’œuvre de Lessing a duré, comme elle s’est vite transformée, et s’est en quelque sorte hâtée de se fondre dans l’œuvre de Voltaire ; En Allemagne, dans la patrie même de Lessing, la littérature s’est vite fatiguée du beau et de l’art, et a aspiré à la prépondérance politique. Le théâtre s’est transformé en tribune, le roman en pamphlet, la littérature a visé à un but immédiat, terrestre ; nous avons vu dans ces derniers temps ce qu’elle a accompli. En France, il y a quelque vingt ans ; un groupe d’hommes ardens et passionnés, à ce qu’il semblait, pour l’art avaient tenté de faire ce que Lessing avait fait en Allemagne leur amour de l’art paraissait même si exclusif, qu’ils avaient inscrit sur leur drapeau l’art pour l’art, et qu’ils rejetaient loin d’eux avec mépris toute autre devise ; mais cet amour s’est vite éteint, et d’autres prétentions moins modestes, ont remplacé les premiers élans. Le romantisme a suivi les mêmes routes que la littérature allemande. Ainsi l’œuvre de Lessing et l’œuvre de Voltaire se sont fondues, mais pour s’altérer et se gâter mutuellement ; elles ont perdu leurs qualités dans ce mélange, et n’ont uni que leurs défauts. La pensée de Lessing a fait perdre de sa netteté à la pensée de Voltaire, et de ce mélange il est sorti la littérature contemporaine, cette chose fausse, hybride, et qui n’est d’aucun sexe. Voilà où nous en sommes aujourd’hui : l’esprit de Voltaire triomphe, et a conquis à lui-même ses plus grands ennemis.

Quel est le moyen de faire cesser ce triomphe ? Il n’y en a pas d’autre, nous l’avons dit, que d’établir avec inflexibilité quels sont les devoirs : que l’écrivain doit remplir. Voltaire n’a assigné aucun devoir aux hommes de lettres, il ne leur a assigné que des droits ; il ne leur a donné aucun code de morale, il leur a montré un but à atteindre. Le célèbre paradoxe, la fin justifie les moyens, a été l’unique règle de conduite qu’il leur ait donnée. Tant que les écrivains montaient à l’assaut de la société