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connu à la famille royale. M. de Favras rappela au jeune lieutenant qu’ils s’étaient vus le 6 octobre à Versailles, il lui dit qu’il avait remarqué son émotion, et lui demanda si, dans le cas où des hordes se porteraient aux Tuileries, les amis du roi pourraient compter sur ses grenadiers et sur lui, qui s’étaient conduits si vigoureusement à Versailles. Marquier était un homme circonspect. Il répondit d’une manière évasive, et promit de revenir à la même heure, sous les mêmes arcades, huit jours plus tard. On se sépara ; mais cette conférence, dont l’apparence au moins pouvait avoir quelque chose de suspect, avait eu un témoin invisible. Caché derrière un des piliers de la place, l’espion Joffroy, il l’a révélé lui-même, avait tout vu, sinon tout entendu. À dater de ce moment, M. de Favras fut perdu.

La semaine suivante, Marquier fut exact au rendez-vous. Il revint plusieurs fois sous les arcades de la Place-Royale. La conversation y roula toujours sur le même sujet. M. de Favras insistait pour savoir dans quelle proportion les anciens gardes françaises se trouvaient dans la compagnie de Banks, si leurs dispositions étaient favorables au roi, et s’ils désireraient reprendre leur ancien nom et leur ancienne organisation. Marquier, sans rien rejeter, continuait de rester sur la réserve. Enfin M. de Favras un soir, et ce fut là le principal élément du procès qui s’ensuivit, lui remit un pamphlet dont il était fort question à Paris et qui était intitulé : Ouvrez donc les yeux.

Ce pamphlet, qui est passé à l’état de curiosité bibliographique, on ne le lit pas sans la plus profonde surprise aujourd’hui. Eh quoi ! cette pauvre brochure a causé la mort d’un homme ! Depuis vingt ans, il n’est pas un seul journal qui ne publie chaque matin un premier-Paris plus violent mille fois, et personne ne s’en émeut. Il faut ajouter que l’on pourrait reproduire ce pamphlet lui-même ; il semble fait d’hier et pour la polémique de demain. Oui, notre époque ressemble par plus d’un point au temps qu’il nous rappelle. Les problèmes qui s’agitaient en 89 n’étaient pas plus formidables que ceux qui sont posés devant la société actuelle, et la solution des difficultés d’alors ne renfermait pas des menaces ni plus terribles, ni plus prochaines ; mais, disons-le à l’honneur de notre temps, la liberté de discussion, contre laquelle on est trop souvent prêt à s’insurger, rend au fond bien différentes deux situations presque semblables en apparence. Aujourd’hui du moins on livre la tribune et la presse à toutes les opinions, à tous les systèmes, à tous les songes. On écoute dans nos assemblées, avec une patience qui coûte beaucoup quelquefois, mais qui nous sauvera peut-être, les plus irritantes théories. Loin de repousser les novateurs, on les invite à parler, on leur demande leur secret, on publie leurs discours ; on ne combat leurs idées qu’en les mettant en lumière, et déjà le bon sens public a réduit les plus fameux d’entre eux au silence.