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sentiers tracés en zigzag sur les flancs de ce mur de sable ; mais les chevaux de la côte ont le pied sûr et tombent rarement. La plage peut avoir en cet endroit vingt-cinq pieds de largeur : les Indiens de Chorillos y ont élevé des cabanes de joncs où les baigneurs s’habillent et se déshabillent. Les cloisons, à peu près à jour, permettent plus d’une observation indiscrète ; mais ici on ne s’émeut guère d’un pareil inconvénient. Ces pêcheurs indiens ne le cèdent ni en babil ni en importunité aux ciceroni italiens. Ils ont pour tout costume un mouchoir noué autour des reins. Grace à leur peau rouge, ils passent inaperçus, et on ne s’occupe pas plus de leur singulière toilette qu’on ne remarque celle des nègres dans les colonies.

À l’époque des vice-rois, les maisons de Chorillos étaient beaucoup plus simples qu’aujourd’hui : c’étaient de vraies cabanes de pêcheurs. Quand venait la saison des bains, les filets et ustensiles de pêche faisaient place à quelques hamacs et à une large table en bois ; des coffres couverts de tapis servaient d’armoires et de sièges, mais ces tables de bois étaient chaque nuit chargées de monceaux d’onces et de piastres. Aujourd’hui, les murs des ranchos sont proprement blanchis ; des canapés et des fauteuils ont remplacé les vieux bahuts ; des pianos même sont orgueilleusement établis chez les femmes les plus à la mode. L’on s’habille deux fois par jour ; le soir, les femmes se coiffent avec des fleurs, mais l’on joue petit jeu. En général, il y a au milieu de l’appartement une table, non pas couverte d’un petit Dunkerque, comme les tables de nos dames en France, mais bien d’un tapis divisé en deux parties, l’une rouge et l’autre noire. Quand vous entrez, on vous propose de jouer aux dés : les mères jouent des onces, les jeunes filles des piastres, les enfans des réaux. Le soir, quand tout le monde est rassemblé, c’est l’aumônier de la maison, ordinairement un moine, revêtu du costume de son ordre, qui tient la banque et qui paie ou ramasse l’argent, suivant les chances du jeu. À côté des joueurs ou dans une chambre voisine, les amoureux et ceux qui n’ont pas d’argent passent la soirée et une partie de la nuit à danser des londons, des boleros et des samacuecas. Bien souvent, musique en tête (l’orchestre se compose ordinairement d’un nègre ou d’un Indien râclant une guitare), la troupe se transporte en masse dans une maison où l’on s’installe pour danser ; sans s’inquiéter si la chose convient ou déplaît au propriétaire.

Telles étaient les scènes assez monotones qui remplissaient la vie des baigneurs de Chorillos, pendant que j’y cherchais une distraction aux scènes révolutionnaires qui se passaient alors à Lima. Une insurrection militaire avait en effet éclaté dans cette ville peu après mon arrivée à Chorillos. Un général s’était emparé du pouvoir en promettant et en faisant à l’armée de folles largesses. Je n’ai point à raconter ici une des mille révolutions du Pérou ; proclamations emphatiques, coups d’état