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région des glaciers. Ici, des tourbillons de vent et de neige forcent les mules à s’arrêter tous les dix pas pour reprendre haleine en secouant les flocons glacés qui les aveuglent. Enfin les crêtes neigeuses sont franchies ; on est sur l’autre versant du col, que l’on descend à travers les entassemens de rochers qui marquent partout la transition des névaos aux pâturages. Les pâturages reparaissent à leur tour ; puis ce sont les bruyères, les forêts à la sombre verdure, plus bas les champs de pommes de terre, plus bas encore les blés et les maïs, les plantes à larges feuilles et les buissons en fleurs ; au dernier degré de cette échelle, dont chaque gradin marque une nouvelle zone végétale, les immenses lianes, les bananiers, les grenadiers, la canne à sucre, les ananas, les cafeïers, transportent sous la zone torride le voyageur qui, quelques heures auparavant, pouvait se croire au milieu des glaces du pôle. La nature animée suit la même progression. Dans la région des nevaos et des pierres, le cuntour (condor) aux longues ailes immobiles plane seul au-dessus des neiges éternelles. Plus bas voltigent des gallinazos et quelques papillons jaunâtres, ensuite apparaissent des oiseaux à chétif plumage ; mais descendez encore, et les beaux papillons bleus, les serpens dorés, les perruches vertes, annonceront à vos yeux ravis la région chaude avec sa splendide population d’oiseaux à la voix rauque et au plumage éclatant.

C’est à l’hacienda de Guatquinia que je goûtai pour la première fois quelques heures de repos complet, après avoir quitté Soraï. Si les paysages entre Soraï et Guatquinia sont d’une beauté et d’une grandeur sans pareilles, la route en revanche est détestable. Soit que l’on monte ou qu’on descende, le chemin est formé de marches inégales taillées dans le roc. Dans plusieurs endroits, cet escalier se déroule entre des parois de rochers taillés à pic et de profonds précipices. Les eaux qui suintent à travers le granit rendent ces marches d’escalier luisantes comme de la glace, et pourtant il faut y passer. Plus d’une fois, malgré l’expérience que j’avais des mauvais chemins du Pérou, je voulus mettre pied à terre ; mais toujours je me vis forcé, faute de pouvoir marcher pour mon compte, de remonter sur ma mule et de me confier à son admirable instinct : deux troupes de mules ne se rencontrent jamais dans ces dangereuses passes sans que plusieurs de ces animaux ne soient précipités dans l’abîme. Aussi les arrieros qui entrent dans ces défilés ont-ils la précaution de pousser de grands cris pour signaler l’approche de leur tropa aux autres caravanes qui pourraient venir en sens contraire. Celle des deux troupes qui est la plus éloignée du passage s’arrête alors et se range au bord du chemin, attendant que l’autre tropa ait passé le défilé. C’est le seul moyen d’éviter les accidens dont cette partie des Cordillères est encore trop souvent le théâtre.

J’avais connu au Cusco le maître de l’hacienda de Guatquinia ; sa