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ou une cataracte vienne interrompre leur navigation ; alors ils sautent à terre et lancent leur raft au beau milieu du précipice. Le gouffre saisit les pièces de bois, brise les liens qui les tiennent assemblées, et les disperse à travers ses remous. Le lumberer s’empresse de ressaisir les poutres qui reparaissent çà et là dans des tourbillons d’écume, et compose avec ces débris épars un second radeau ; mais le torrent impétueux ne rend pas tout ce qu’il a reçu : d’énormes quantités de bois sont perdues à ces passages difficiles, et chaque année les grandes chutes du Saint-John en engloutissent de quoi construire une frégate. Il n’y a point dans ces forêts antiques d’arbre à l’écorce si lisse et si dénué de branches, sur lequel le lumberer ne grimpe, à l’aide de crocs de fer qu’il s’attache au bas de la jambe. Dans ses campemens, il allume de grands feux, insouciant de l’incendie qui peut se propager sur ses pas et couvrir de cendres brûlantes d’immenses étendues de terrain. Dans les tavernes où il se retire à la fin de chaque voyage, il passe ses journées à boire et à chanter ; les liqueurs fortes le rendent violent et querelleur. Au temps où la question des frontières entre le Nouveau-Brunswick et l’état du Maine était encore pendante, les bûcherons du territoire anglais et ceux des États-Unis se livraient de terribles combats pour la possession des forêts répandues le long des cours d’eau.

Quand on aura régularisé le cours des rivières au moyen d’écluses et de canaux, le lumberer sera réduit à abandonner sa vie vagabonde, ou bien il deviendra pour la colonie anglaise un élément dangereux. Les idées démocratiques, propagées le long de la frontière par l’oncle Samuel[1], pourront avoir prise sur l’esprit indocile de ces flotteurs. Il est vrai que l’Angleterre compte dans le Nouveau-Brunswick de loyaux sujets, plus occupés d’agriculture que de politique. Ce sont les anciens colonists établis dans le pays depuis un demi-siècle et les laborieux émigrans qui se condamnent à vivre loin de leurs semblables au fond des clairières. Parmi ces derniers, il y en a qui végètent dans une grande pauvreté ; leurs maisons sont misérables ; on n’y trouve rien de ce qui compose le comfort de l’existence. Passez devant la demeure d’une de ces familles, vous verrez le père qui travaille pieds nus, à peine couvert d’un pantalon que sa femme a raccommodé en y cousant un morceau de chapeau de paille. Les enfans, étonnés de voir un étranger, se cachent ou le regardent avec une surprise mêlée d’effroi. Le porc salé est la base de leur nourriture. La chasse et la pêche leur fournissent aussi quelques ressources ; la terre produit des céréales, des légumes ; mais l’argent est si rare, qu’un colon ramassera

  1. Les initiales U. S. (United-States) ont donné lieu à ce sobriquet, par lequel les Anglais désignent les États-Unis.