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conservé la tradition des doctrines platoniciennes : « Pour bien chanter et pour trouver, il faut aimer. » Heureux le poète, heureux l’artiste qui ne double pas le cap des tempêtes, et qui expire, comme Raphaël, le Tasse, Mozart et Byron, au sein de la fleur divine dont il avait aspiré les sucs enivrans !

C’est ainsi que pensait Beethoven, qui n’a produit les plus belles œuvres de son génie que pendant l’époque bien heureuse qui s’étend de 1800 à 1816. C’est alors qu’il fit la connaissance d’une femme qui a joué un grand rôle dans sa vie, et dont le souvenir traversera les âges avec les sombres et mélancoliques accords de la sonate en ut dièse mineur qui lui est dédiée. Elle s’appelait Giulietta di Guicciardi, et, par l’élégance de sa personne, par sa blonde et riche chevelure et la vivacité de son esprit, elle vint raviver dans le cœur de Beethoven l’image voilée de Mlle de Honrath. À vrai dire, l’homme ne saurait aimer profondément qu’un seul type de femme, dont il cherche constamment l’idéal parmi les fragmens épars que lui présente la réalité. Il se passe au fond de notre cœur quelque chose de semblable à la greffe des plantes dont la vieille sève sert à produire des fruits nouveaux. C’est ainsi que les nouvelles affections prennent souvent racine dans les souvenirs du passé, dont elles semblent raviver les rêves évanouis. Hélas ! plus que personne, je puis témoigner de la vérité de cette résurrection de nos sentimens.

La passion de Beethoven pour Giulietta di Guicciardi fut des plus ardentes, et paraît avoir survécu, dans cette ame incessamment agitée, à d’autres séductions de la fortune. Jamais il ne put oublier le nom de cette femme qui avait gouverné son cœur pendant la période la plus glorieuse de sa vie, et, jusqu’au moment suprême, ses lèvres expirantes murmuraient ce nom. C’est surtout vers l’année 1806 que cette liaison semble avoir été dans sa plus grande intimité. Trois lettres de Beethoven, dont on a trouvé le brouillon après sa mort, nous prouvent d’une manière incontestable que ce magnifique génie était bien différent du sauvage faiseur de symphonies dont nous parlent les biographes. Ces trois lettres, dont j’ai retenu les passages les plus saillans, parce que j’y trouvais la confirmation de mes principes, ont été écrites pendant une absence de quelques mois que fit Beethoven. Étant allé prendre les eaux dans je ne sais plus quel village de Hongrie, il écrivait à sa Giulietta le 6 juillet 1806 : « Mon ange, ma vie, mon tout, je ne puis t’adresser aujourd’hui que quelques lignes que je trace avec ton propre crayon. Pourquoi cette tristesse ? l’amour n’est-il pas une loi de sacrifice ? Mon cœur est si rempli de ton image, que la langue est impuissante à exprimer ce que j’éprouve. Console-toi, ma bien-aimée, sois-moi fidèle, et laissons aux dieux à faire le reste » — « Tu souffres, tu souffres, ma bien-aimée ! Et moi, si tu