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de la paix, lorsqu’on donnait aux rêveries innocentes de l’abbé de Saint-Pierre tout le pompeux appareil de nos modernes inventions ? Le moment même où la guerre éclatait sur vingt champs de bataille avec ses éternelles horreurs. Il faut de ces contrastes pour nous instruire à ne pas supposer trop vite que l’humanité change par mécanique, pour nous rassurer contre sa mobilité même en nous prouvant qu’elle porte son lest avec elle.

Ce contraste entre les abstractions qui nous assiègent et les anciennes passions des peuples, obstinées, étroites, positives, ce contraste salutaire n’a jamais été plus vivant qu’il ne s’offre à nous aujourd’hui depuis que l’Angleterre et la Prusse sont sous le coup des émotions qui ont fait tressaillir en ces deux pays les vraies fibres nationales. N’est-ce pas une piquante curiosité de voir à côté d’un enseignement de démagogie transcendantale, comme celui de M. Mazzini, toute cette effervescence populaire qui court les rues et déborde, à propos de quoi ? A propos des sublimités chimériques de la foi et de l’avenir, tel que les comprend le prophète révolutionnaire ? Non, mais on veut quand même les honneurs d’un pontificat à part pour la bien-aimée reine ; on s’effarouche de l’inquisition, des jésuites, de Rome, comme si derrière Rome il y avait encore l’Espagne de Philippe II ; on évoque de bonne foi le souvenir de l’Armada ; on se retrouve protestant jusqu’à la moelle des os, parce que c’est une antique opinion de considérer le papisme comme un attentat aux libertés anglaises ; on est anglican parce qu’on est Anglais. Et d’autre part regardez à Berlin : le jeune hégélianisme avait planté là ses tentes. On avait réussi à faire de la propagande radicale avec la science même de l’être et du devenir. On s’y était exercé à tirer les secrets de la politique des profondeurs de l’ontologie, et l’on y comptait plus d’un érudit humanitaire aux yeux duquel toutes ces différentes manifestations de l’existence qu’on appelle des peuples sont destinées à se fondre dans l’universelle identité. Qu’est-ce cependant que cette rumeur qui agite toutes les classes de la société, les classes ordinairement paisibles et raisonneuses autant et peut-être plus que la multitude ? C’est encore le levain de Rosbach et d’Iéna qui fermente, c’est l’amour ombrageux de la cocarde prussienne, un amour terre à terre, mais fort et solide, qui ne vise pas aux proportions idéales, mais qui s’en tient tout simplement à prétendre que la couleur noire et blanche ne cédera pas devant le noir et jaune. C’était bien la peine de philosopher !

Sans doute, il n’y a point à se le dissimuler, cet amour entêté de la cocarde noire et blanche peut se laisser dévoyer ou exploiter par des sentimens moins purs. Couvert à propos par les susceptibilités du point d’honneur national, l’esprit de désordre a trop de chances de se ménager encore une carrière au milieu d’un conflit précipité par un esprit tout différent. De même encore il ne laisse pas d’y avoir à dire sur le zèle pieux de ces ministres anglicans qui, par passion pour leur église, s’en vont porter leur dîme à la caisse insurrectionnelle de M. Mazzini, et se vengent du pape en faisant, à ce qu’on assure, le fonds de roulement des entreprises d’anarchie générale. Ce n’est point là d’ailleurs le seul côté par où cette excessive ardeur nous blesse, et nous devons avouer qu’elle ne procède pas d’un penchant bien catégorique pour la tolérance et pour la liberté. Somme toute néanmoins, en Angleterre comme en Prusse, cette animation soudaine qui s’est ainsi produite dans les masses est loin d’être un mauvais signe social, elle part d’instincts très respectables, très conservateurs,