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carrière si pure, l’une des plus irréprochables que présente l’histoire de l’art ! Lucas de Leyde mourut dans sa trente-septième année, à cet âge fatal à plus d’un grand artiste, et que devaient à peine atteindre ou dépasser trois hommes avec lesquels il semble en parenté de génie Raphaël, Lesueur et Mozart.

L’impulsion donnée par Lucas de Leyde à la gravure ne se ralentit pas. Après la mort du chef de l’école, les graveurs des Pays-Bas, insistant de plus en plus sur les conditions qu’il n’avait pu complètement développer, surpassèrent bientôt les graveurs allemands et semblèrent avoir seuls le privilège de l’habileté dans l’art de ménager la lumière. Corneille Cort, qui avait gravé à Venise plusieurs tableaux du Titien dans l’atelier même de ce grand peintre, et les élèves qu’il avait formés à son retour en Hollande commençaient même à faire oublier leurs devanciers ; mais le progrès, réel à certains égards, n’avait pu s’accomplir sans apporter quelque préjudice à l’exactitude de la forme, quelque excès dans l’emploi des moyens. Le style de Jean Müller, par exemple, est exagéré et lâche à force de prétention à l’aisance. Le choix des tailles courbes et parallèles, démesurément prolongées donne à ses planches un aspect inerte, à peu près semblable à celui que présentent de nos jours les spécimens de calligraphie où l’on voit les figures de Henri IV ou de Napoléon dessinées tout entières par les inflexions d’un seul trait. Pourtant, malgré l’affectation du faire, les estampes de Müller, de Henri Goltzius, de son élève Saenredam, se recommandent par l’énergie du ton et l’audace singulière avec laquelle le cuivre est découpé. La transformation, d’ailleurs, n’était pas devenue générale ; à côté de ces novateurs, un certain nombre de grandeurs donnaient à leurs travaux une finesse et une transparence conformes encore à la manière contenue de Lucas de Leyde ; mais lorsque Rubens se saisit de l’autorité, toutes les dissidences cessèrent : les principes, la méthode, le but, furent les mêmes pour chacun, et les graveurs flamands tentèrent ouvertement de rendre avec le burin les nuances infinies d’un tableau.

Jamais l’influence d’un peintre sur la gravure ne fut aussi directe ni aussi absolue que l’influence exercée par Rubens. Ce grand maître avait prouvé dans ses dessins qu’en employant seulement du noir et du blanc, on pouvait se montrer aussi puissant coloriste qu’en disposant de toutes les ressources de la palette : il choisit parmi ses élèves ceux qu’il jugeait capables de le suivre dans cette voie : il leur fit quitter le pinceau, leur ordonna en quelque sorte d’être graveurs, et leur communiqua si bien le secret de sa manière, qu’il semble les avoir animés de son propre sentiment. Il les réunissait dans la vaste maison qu’il s’était construite à Anvers, et dont il avait fait un lycée d’artistes de tout genre ; il les faisait travailler sous ses yeux, retouchait leurs ouvrages, et les initiait chaque jour à cette partie du clair-obscur qui lui était si familière : le choix des tons propres à étendre la masse des