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n’entendit point raillerie sur ce chapitre. Comme il n’avait point ici affaire à sa femme, il osa se plaindre hautement. Il alla droit au palais de la seigneurie dénoncer la contrefaçon, et il obtint du tribunal un arrêt condamnant le délinquant à m’apposer dorénavant sur ses planches d’autre nom que le sien propre : ce nom, qui allait devenir illustre, était celui de Marc-Antoine.

La juste satisfaction accordée aux exigences d’Albert Dürer ne pouvait cependant mettre tous ses ouvrages à l’abri de l’imitation. Les peintres vénitiens suivirent l’exemple de Marc-Antoine, et, joignant de plus l’insulte à la mauvaise foi, ils déchiraient ouvertement le maître dont ils copiaient effrontément les compositions. « A voir ces hommes ; écrivait naïvement Albert Dürer à son ami Pirkeimer, on les prendrait pour les plus aimables gens, du monde ; mais ils rient de tout, même de leur mauvaise renommée. Vous pensez bien que j’ai été averti à temps par mes amis de bien prendre garde à ne jamais boire ni manger avec ces gens-là. Il y a à Venise des peintres qui copient mes ouvrages dans les églises et dans les palais, tout en criant que je ruine l’art en m’éloignant du genre antique. » Et il ajoutait : « Je dois dire que, s’il y a ici beaucoup d’hommes excellens, il n’y manque pas non plus de fripons, d’infidèles et de menteurs qui n’ont pas leurs pareils sous le ciel. » Albert Dürer trouva cependant dans l’accueil que lui firent les maîtres les plus renommés de l’Italie une compensation aux outrages dont il était victime. Le vieux Jean Bellin lui-même combla d’éloges son jeune rival et voulut avoir un ouvrage de sa main, qu’il se déclara « jaloux de bien payer. » Enfin lorsque Dürer, de retour dans son pays, pouvait se croire déjà oublié des artistes italiens, le plus grand de tous, Raphaël, lui adressa à titre d’hommage les estampes que Marc-Antoine ; venait d’exécuter, sous ses yeux. Peu s’en fallut alors que la contre-partie de ce qui avait eu lieu à Venise ne repassât à Nuremberg : le graveur allemand ne songea pas à contrefaire, en manière de prêté-rendu, les œuvres nouvelles ; mais, comme il en était fort enthousiasmé, il ne craignit pas de les montrer à ses élèves et de les leur proposer pour modèles. Quelques-uns, Aldegrever, Hans Scheuffelein, la plupart enfin de ceux que l’on a surnommés les petits maîtres, et qui toute leur vie restèrent fidèles à la tradition de l’école, se contentèrent d’admirer sans arrière-pensée d’imitation ; d’autres, plus jeunes et de convictions moins inébranlables, prirent au mot Albert Dürer, qui ne demandait peut-être pas cet excès d’obéissance. Leur maître s’étant avoué vaincu, ils s’empressèrent de le quitter et d’aller se mettre sous la direction du vainqueur. Les transfuges furent nombreux : Grégoire Peins, Jacob Pinck, Bartel Beham, qui passèrent les monts les premiers, réussirent à copier Marc-Antoine assez heureusement pour qu’aujourd’hui encore certaines estampes gravées par eux