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ans d’une femme qu’il n’a jamais possédée, et Goethe, au déclin de sa longue existence, reçut les offrandes d’un cœur de seize ans qui devra l’immortalité au baiser que le chantre de Marguerite a déposé sur son front virginal. C’est ainsi qu’une goutte d’ambre éternise le papillon fragile. Alfieri, Byron, Canova, ont tous avoué que le souvenir d’une première affection d’enfance avait survécu, dans leur cœur attristé, à toutes les traverses de la destinée. Alfieri dit de ces affections précoces Effetti che poche persone intendono e pochissime provano ; ma a ques soli pochissimi è concesso l’uscir dalla folla volgare in tutte le umane arti ; — émotions que peu de personnes comprennent et que peu sont en état d’éprouver ; mais à celles-là seulement il est donné de se faire un nom dans les beaux-arts. — Toutefois le plus grand miracle d’un amour précoce, durable et fécond que présente l’histoire est celui de Dante. C’est à l’âge de neuf ans que l’auteur de la Divine Comédie ressentit cette terrible secousse qui devait décider de sa destinée et créer l’un des plus beaux chefs-d’œuvre de l’esprit humain. Dans un petit livre intitulé Vita Nuova, qui est aussi curieux pour le philosophe qu’intéressant pour l’artiste, le poète raconte que ce fut dans le mois de mai de l’année 1276 qu’il vit pour la première fois, dans une maison de Florence, celle qui devint l’objet de ses rêves immortels. En apercevant cette jeune fille qui avait quelques mois de moins que lui, il s’écria, dit-il, au fond de son ame ravie : Ecce deus fortior me, qui veniens dominabitur mihi ; voilà un dieu plus fort que moi qui va me subjuguer ! -Neuf ans plus tard, il rencontra Béatrix dans une rue de Florence accompagnée de deux nobles dames. Vêtue d’une robe blanche et marchant avec une distinction imposante, elle tourna la tête et fixa sur le jeune homme silencieux et tremblant ses regards pietosi. Depuis cet instant suprême, et surtout depuis la mort de Béatrix, arrivée en 1290, Dante résolut de consacrer toutes ses facultés à perpétuer dans le souvenir des hommes le nom de cette femme qui, en traversant la vie, avait projeté sur lui son ombre charmante.

Beethoven, dont le sombre génie a tant de rapports avec celui du premier poète italien, quitta la ville de Bonn en 1792 pour aller achever ses études musicales à Vienne, le centre où s’étaient développés la symphonie et tout le grand mouvement de la musique instrumentale. Il avait déjà visité la capitale de l’Autriche dans l’hiver de l’année 1786 à 1787, et il avait eu la bonne fortune d’être présenté à Mozart, qui lui prédit sa gloire. L’auteur de Don Juan, l’ayant entendu improviser sur un thème qu’il lui avait donné, fut émerveillé de la fécondité hardie de son imagination, et c’est alors qu’il dit à quelques personnes qui se trouvaient présentes : « Voilà un jeune homme dont vous entendrez parler ! » Beethoven, qui avait en 1792 vingt-deux ans, ne s’était encore fait connaître que par des productions légères,