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la charmante personne qui en était la cause, par des improvisations sur le piano qui la ravissaient, la faisaient rêver et parfois la touchaient jusqu’aux larmes ; car tel est le privilège du génie fécondé par l’amour, qu’il fait tout oublier, les différences d’âge aussi bien que celles de rang et de fortune. Oui, quoique Mlle de Honrath fût déjà fiancée à un homme qu’elle épousa plus tard et qu’elle eût au moins dix ans de plus que le jeune Beethoven, elle ne pouvait pas l’entendre impunément jouer du piano, docile interprète de sa douleur ou de ses vagues espérances. L’émotion la gagnait alors, et cet enfant ; qui était déjà l’un des plus admirables improvisateurs qui aient existé, grandissait tout à coup à ses yeux sous les feux de la passion naissante. Mlle de Honrath était bien plus à l’aise en causant avec Beethoven, dont elle provoquait les emportemens naïfs par une raillerie galante on aurait dit une gazelle se jouant avec un lionceau. Un jour, en quittant la maison de Breuning pour se rendre à Cologne, Mlle de Honrath fit ses adieux à son jeune amant par ces trois vers d’une chanson connue :

Mich heute noch von dir zu trennen
Und dieses nicht verhindern koennen
Ist zu empfindlich für mein Herz[1] ?


Mlle de Honrath n’en épousa pas moins un capitaine autrichien, Charles Greth, qui est mort, le 15 octobre 1827, maréchal-de-camp et commandant-propriétaire du 13e régiment de ligne.

Beethoven conserva long-temps dans son cœur les traces sanglantes de ce premier amour. Quoiqu’il fût d’un âge où les enfans ordinaires dorment encore du sommeil de la gestation maternelle, il ressentit profondément ce qu’il appelait l’infidélité de Mlle de Honrath, et ni les années, ni les distractions de la gloire et de nouvelles et plus fortes douleurs ne purent effacer entièrement l’image de cette jeune et gracieuse fille qui, aux premiers jours de la vie, était venue se mirer dans son ame encore vierge. Il est si vrai que l’amour est la source de toute poésie et de toute grandeur morale, que ce qui distingue les hommes supérieurs de ce troupeau de scribes et de pionniers vulgaires qui sont chargés des gros travaux de la société matérielle, c’est un cœur toujours jeune qui, comme l’oiseau fabuleux, brûle, se consume et renaît incessamment de ses cendres à peine attiédies. Les vrais poètes et les artistes prédestinés n’ont presque pas d’enfance et jamais de vieillesse. Leur ame s’épanouit comme le calice des fleurs aux premiers rayons de l’aurore, et la mort seule peut tarir la sève qui les agite. Michel-Ange a été amoureux jusqu’à l’âge de quatre-vingts

  1. « Me séparer encore aujourd’hui de toi, sans pouvoir l’empêcher, c’est pour mon cœur une bien vive douleur ! »