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Triboulet, Claude Frollo, sont là pour confirmer mon jugement ; toutes les autres branches de la littérature du temps sont là aussi pour nous dire qu’à l’égard de la vie pratique et de la manière dont il fallait s’y comporter, l’idéal des consciences valait le goût dramatique. Suivant le credo de l’époque, l’humble soumission au devoir et le calme dévouement volontairement renfermé dans les limites de sa position étaient le signe d’un esprit étroit, sans poésie, sans généreuses ardeurs. Le signe des natures puissantes, de celles où l’humanité s’était élevée le plus haut, c’était la passion incapable de se maîtriser. Les grands criminels étaient à la mode. Tout amant tenait à peu près le même langage : — Je t’aime ! Je t’adorerais, fusses-tu déshonorée, et pour toi je serais prêt à me déshonorer ! — Tous les romans de l’époque qui a suivi la restauration semblent répéter d’une commune voix : — Désire, désire, et poursuis aveuglément le but de tes appétits ; que ton désir s’élance comme une comète à travers l’espace ! qu’il soit sans foi ni loi ! qu’il somme la société de se prêter à ses avidités, ou qu’il la maudisse, si elle ne s’arrange pas tout exprès, comme il l’exige, pour pouvoir s’y dilater et s’y gorger à l’aise !

Ce culte de l’emportement brutal et du désir quand même était bien l’ennemi à redouter. Quelques-uns s’en aperçurent, et on aime à se rappeler leurs protestations ; mais en général on ne sentit point la gravité du péril, et, chez les hommes dont la conscience éprouvait une sourde indignation, l’intelligence ne répondit pas toujours au bon vouloir. À relire la plupart de leurs jugemens, on serait presque tenté de croire que le mot immoralité était seulement pour eux un moyen de spécifier le genre de sujet traité par un écrivain. Lors même qu’ils s’affligèrent le plus sincèrement des écarts de la littérature, ils firent indirectement le mal en accréditant l’idée désastreuse que l’absence des répulsions et des approbations qui constituent l’élévation morale n’indiquait pas une nature de bas étage ; car ces écarts, ils les traitèrent comme des taches accidentelles, des méprises qui n’avaient rien à faire avec le mérite de l’écrivain. Rarement ils cherchèrent dans ces aberrations elles-mêmes la mesure de l’homme, presque jamais ils ne dénoncèrent le dévergondage et les viles sympathies comme la marque d’un être incomplet, chez qui étaient atrophiés certains organes aussi nécessaires pour faire un grand poète et un grand penseur que pour faire un honnête homme. Leurs préoccupations étaient ailleurs. Au lieu de guider, ils se laissaient conduire. Eux aussi faisaient de l’art pour l’art. Loin de moi la pensée de contester les services rendus par les hommes qui, en 1829 et après 1830, tentèrent de s’ouvrir des voies nouvelles ! Entre autres mérites, ils eurent celui de substituer une critique expérimentale, basée sur la comparaison des auteurs entre eux, à l’ancienne critique radicale, qui