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de leur chef qu’une dégradation inexplicable, s’indignaient d’abord en secret, et ne cachèrent bientôt plus leurs murmures.

Il fut enfin obligé de tirer l’épée, car son peuple mourait de faim, et la jactance de Constantius devenait de moins en moins tolérable. Traversant l’Aquitaine dans sa largeur, Ataülf enleva Toulouse qu’il pilla, franchit la limite de la province narbonnaise et marcha sur Narbonne, où il entra, dit un chroniqueur, au temps des vendanges. Son but, en se rapprochant de la côte, était de se procurer une flotte au moyen de laquelle il pût tirer des vivres de l’Espagne ou de la Sicile, ou même de l’Afrique, et voyant non loin de là Marseille, la plus grande station commerciale de la Méditerranée, dont le port devait être bien garni de vaisseaux et l’arsenal d’approvisionnemens de toute espèce, il résolut de la surprendre ; mais la vieille ville phocéenne, avec ses hautes murailles flanquées de tours nombreuses et sa redoutable artillerie de machines, résista sans peine aux faibles moyens d’attaque qu’apportaient les Visigoths. Elle était d’ailleurs commandée par un homme, depuis bien célèbre, qui joua un grand rôle dans la destinée de Placidie et devint la fatalité de l’empire romain sans cesser d’en être l’orgueil : je veux parler du comte Bonifacius, celui qui plus tard ouvrit l’Afrique aux Vandales. Dans une sortie qu’il fit à la tête des assiégés, il s’attacha aux pas d’Ataülf, le blessa, et le roi goth eut beaucoup de peine à regagner son camp. Ses soldats, découragés, levèrent le siége, et rentrèrent en toute hâte à Narbonne, ramenant leur roi à demi-mort de sa blessure.

Nous suivons à la lettre les chroniques contemporaines, les plus sèches et peut-être les moins intelligentes chroniques sur lesquelles on ait jamais rédigé l’histoire, et pourtant nous semblons écrire un roman. C’est qu’il y a dans ces faits une immense poésie qui en sort d’elle-même et déborde, malgré l’aridité des lambeaux de récits qui la déguisent. Toute cette époque en est pleine. Elle vivifie dans l’imagination de l’historien les moindres incidens du grand cataclysme social qui vint, au Ve siècle, jeter la barbarie au milieu de l’extrême civilisation, et confondre dans un incroyable pêle-mêle les conditions, les races, les empires, les mondes. Elle colore surtout de reflets bizarres et inattendus le tableau des sentimens tendres du cœur humain, quand ils y éclatent et se révèlent mêlés au désordre des commotions sociales.

L’événement de Marseille, ce danger couru par Ataülf, et dont Placidie était la cause indirecte, puisque c’était son obstination à ne la vouloir point rendre qui le poussait à tout braver et à tout souffrir, précipita un dénoûment, prévu peut-être par les spectateurs, mais que les acteurs se cachaient à eux-mêmes. Un de ces Romains propres à, tout, qui ne manquaient pas plus à la cour des rois visigoths qu’à celle