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Rome, ils creusèrent sa fosse dans le lit d’une rivière appelée le Barentin, qu’ils avaient détournée et qu’ils rendirent ensuite à son cours ; celui qui avait traversé le monde avec la violence et le fracas d’un torrent entendit gronder éternellement sur sa tête les eaux déchaînées de l’Apennin. Ses derniers désirs, qui lui donnaient pour successeur Ataülf, son beau-frère et son second dans le sac de Rome, reçurent leur accomplissement, et cette nation errante, privée du chef qui avait été quinze ans son ame et sa pensée, se remit en marche, sous un chef nouveau, vers des aventures inconnues.

Ce chef nouveau était Balthe[1] comme Alaric, qui avait épousé sa sœur ; lui-même, quoique fort jeune encore, était veuf et avait plusieurs enfans, confiés aux soins de l’évêque Sigesaire. Resté jusqu’alors dans les cantonnemens de sa nation en Pannonie, il n’avait point servi l’empire romain ; il ne s’était point mêlé avec les Romains, et il n’avait aperçu ce gouvernement et cette société qu’à travers les querelles d’Alaric et d’Honorius ; en un mot, c’était un pur barbare, malgré sa vive intelligence et la douceur naturelle de son caractère enthousiaste et naïf. En voyant par ses propres yeux cet empereur misérable, ce sénat sans grandeur, et cette maîtresse du monde qu’on prenait si facilement, il ressentit un profond dédain pour toutes ces choses, et ne comprit pas comment le grand Alaric y regrettait une place, quand il pouvait les balayer d’un revers de son épée. Quant à lui, il se proposait bien de relever les Goths d’une humiliation qui le choquait ; il les destinait, non à servir la domination romaine, mais à la remplacer, à faire, comme il disait dans son langage figuré, que Romanie devînt Gothie. Et comme, depuis qu’il était arrivé en Italie, il avait entendu beaucoup parler de César-Auguste, il se promettait de fonder, à son exemple, un empire universel, et d’être le César-Auguste des Goths[2]. Tel était le projet qu’il roulait dans sa tête, et la formule dont il le revêtait lorsqu’il s’en ouvrait à ses confidens. En lançant ainsi ses terribles bandes vers des chimères qu’avait rejetées l’expérience d’Alaric, et dont lui-même devait plus tard sentir le néant, ce jeune homme semblait fait pour tout bouleverser stérilement et ne laisser après lui que le chaos.

Il est vrai que beaucoup de barbares avaient passé par une phase de sentimens analogue, sauf à s’adoucir ensuite : cela se rencontra fréquemment lorsque l’empire était encore imposant et fort, comme

  1. Balthe, qui signifie hardi, était le nom de la famille sacrée où les Visigoths choisissaient leurs rois. Alaric, Athanaric étaient Balthes, c’est-à-dire de la maison royale. Chez les Ostrogoths, les rois étaient choisis parmi les Amales, et chez les Francs parmi les Merwings.
  2. Ce sont les confidences d’Ataülf lui-même, rapportées à saint Jérôme, dans sa cellule de Bethléem, par un Romain qui avait vécu dans l’intimité du roi goth. Orose n’a fait que les transcrire dans son Histoire, VII, 43.