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supérieure qui s’impose à ses respects. On voudrait bien que les acclamations confuses d’un peuple ignorant qui donnent la puissance politique eussent aussi la virtualité de créer la souveraineté du génie ; mais ici la volonté de l’homme vient se heurter contre un impénétrable mystère de la vie. Non, non, mademoiselle, on ne parvient point à simuler l’accent de la passion qu’on n’a jamais éprouvée, on ne touche point les hommes par l’expression factice d’un sentiment qui n’a point traversé votre cœur, et l’art, dans sa magnificence et la diversité de ses modes, est à la fois la transfiguration de la réalité et un pressentiment de nos futures destinées. Si je ne craignais de passer à vos yeux pour un pédant, je vous citerais de bien grands noms, des poètes et des penseurs immortels, qui ont tous soutenu le principe de la vérité de l’art, et prouvé qu’il est impossible à l’homme de faire partager un sentiment qu’il n’a pas ressenti. Horace n’a-t-il pas dit après Aristote :

…Si vis me flere, dolendum est
Primum ipsi tibi ?…

Et ce précepte, qui a été répété par Boileau et par tous ceux qui se sont mêlés d’enseigner l’art d’écrire et de parler, n’est pas seulement une règle d’esthétique ; c’est une vérité générale qui s’applique à tous les actes de la vie. Savez-vous ce que c’est qu’un sophiste ? C’est un homme qui, ne croyant à rien, prêche le pour et le contre avec une égale ferveur et qui s’imagine faire illusion sur l’état de son cœur et de son esprit par les froids artifices de la dialectique. Savez-vous ce que c’est qu’un rhéteur ? C’est encore un artisan de paroles qui s’efforce de suppléer à l’inspiration qui lui manque par d’ingénieuses combinaisons de mots. Partout où vous verrez les machines et les procédés du métier se substituer à l’action directe de l’esprit humain, soyez certaine qu’il y a pervertissement de notre nature, abaissement de nos facultés. Les sophistes, les rhéteurs, les histrions et tous ceux enfin qui mettent des mots à la place d’idées, des formes vides et des simulacres inanimés à la place de sentimens, sont, dans l’ordre intellectuel, ce que les hypocrites sont dans l’ordre moral : ils mentent à la vérité des choses, ils trompent le prochain comme ils essaient de tromper le Créateur. Ce sont des faux-monnayeurs qui achètent la puissance et les voluptés de la terre avec des titres falsifiés ; mais leur règne est de courte durée. Dieu n’a pas voulu que l’homme pût se passer de lui, et il a dit à la liberté comme à la mer : Nec plus ultrà, tu n’iras pas plus loin, et tu ne franchiras pas les limites où il m’a plu de circonscrire le jeu de ton action. Non, la volonté et ses savans artifices ne peuvent pas tenir lieu de l’inspiration absente, et c’est bien vainement que l’homme essaie de suppléer par les calculs de la pensée à la voix mystérieuse