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conditions de la vie matérielle étaient les mêmes dans les grandes et dans les petites villes ; c’était supposer une égale fertilité au sol sur lequel étaient répartis les travailleurs, une constante uniformité dans la production agricole, une égale prospérité dans la production industrielle. Malgré les inconvéniens d’une semblable législation, le pouvoir central, en France et en Angleterre, chercha longtemps, par des motifs qu’il est difficile de deviner, à la faire prévaloir. On trouve parmi les monumens de notre ancien droit un grand nombre d’édits royaux relatifs aux prix des journées de travail ; mais ces édits, instinctivement condamnés par la conscience des intérêts, furent éludés pour la plupart, et, malgré les prescriptions de la couronne, le salaire resta généralement fixé par le libre accord du maître et de l’ouvrier.

Quel était, suivant les temps et les lieux, le taux de ce salaire ? Ici se présente une série de difficultés que l’érudition, lorsqu’elle veut rester positive et sûre, ne doit aborder qu’avec une extrême réserve. Il faut en effet, pour arriver à un résultat précis, d’une part établir un rapport exact entre la valeur des anciennes monnaies et des monnaies modernes, et, de l’autre, répéter ce même rapport entre la journée de travail et le prix des denrées nécessaires à la vie ; mais on ne peut en général, dans ces matières fort obscures, juger que par approximation.

La question de la valeur relative de l’argent aux différentes époques de notre histoire a été souvent débattue par les érudits ; mais il nous semble qu’elle n’est point encore résolue et qu’elle ne le sera jamais. Cependant, en prenant pour base les évaluations de M. Leber[1], qui, venu le dernier, nous paraît avoir donné les explications les plus plausibles, nous croyons pouvoir poser les conclusions suivantes en ce qui touche les salaires, le prix des objets de consommation, et, par suite, la condition des travailleurs du moyen-âge : 1° le salaire était en général plus élevé qu’aujourd’hui ; 2° les denrées de première nécessité, dans les années ordinaires, n’étaient pas relativement plus chères qu’elles ne le sont pour nous.

Évidemment, d’après ces deux propositions, on est amené à conclure que la condition des classes laborieuses était au moins égale sous le rapport du bien-être matériel à ce qu’elle est aujourd’hui. Ce serait là cependant une grave erreur, et, malgré d’apparens avantages, ces classes étaient beaucoup plus malheureuses. Outre les vices de la législation, cela s’explique par la continuité des guerres, par l’irrégularité, quelquefois même par la cessation de la production agricole, production tellement incertaine, que le prix du blé varie souvent dans l’espace d’un demi-siècle de 34 francs à 184 francs le setier. Cela s’explique encore par la barbarie des mœurs, suite de l’ignorance et de l’asservissement politique, par la vicieuse répartition de l’impôt, par le monopole des maîtrises et des jurandes, par les droits onéreux dont était frappée l’industrie. Il faudrait tout un livre pour retracer le tableau des misères publiques dans ces tristes âges où la guerre, la famine et la peste, fléaux qui naissaient l’un de l’autre, dépeuplaient les villes et faisaient une solitude des campagnes. Aux XIVe et XVe siècles, on voit des bourgs de trois cents feux réduits à vingt en quelques année des populations entières meurent de faim ; d’autres sont dispersées, comme les

  1. Essai sur l’appréciation de la fortune privée au moyen-âge, Paris, 1847, in-8o.