Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 8.djvu/85

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Dès les premières mesures de cette composition admirable, je fus saisi comme d’un frisson douloureux. Ma tête s’inclina sur le livre, qui me glissa doucement des mains. Ces longs et lugubres accords retentissaient au fond de mon ame et y réveillaient les échos endormis de ma triste destinée. Lorsque le thème conduit par le mouvement périodique de la basse s’élève au ton relatif de mi majeur, un rayon de la lune, perçant de légers nuages qui avaient contrarié son essor, vint effleurer votre taille charmante et traduire en quelque sorte cette belle modulation du génie. Mon émotion s’accroissait avec le développement de cet andante qui semble un écho des plaintes du Golgotha recueilli par l’ange de la douleur. Les larmes gagnaient insensiblement mes paupières lorsqu’à la quinzième mesure, en écoutant ces notes déchirantes et cette dissonance de septième qui exprime un si profond désespoir, je ne pus contenir mes sanglots : Beethoven venait de trahir le secret de mon cœur. — O poètes, artistes inspirés par la grace divine, vous avez le don des miracles, vous seuls possédez la science de la vie, et, en chantant les peines et les plaisirs qui traversent votre ame, vous chantez la joie et la tristesse de tous ! — Vous aviez interprété dans une langue sublime cette immortelle inspiration, dont le thème, après avoir été présenté dans le ton d’ut dièse mineur, disparaît sous un réseau de modulations pénétrantes et surgit de nouveau avant d’aller expirer tristement dans la tonalité primitive, et vous meniez avec énergie l’allégro impétueux qui en forme la seconde partie, où le délire de la passion éclate, se brise et se soulève en imprécations pathétiques qui vont échouer dans un cri suprême et désespéré. Électrisé par ce choc terrible, je fis un bond, et, me levant précipitamment, j’allai à la fenêtre cacher le trouble qui m’agitait. Après quelques minutes de silence, pendant lesquelles je cherchais à ressaisir le fil de mes idées en plongeant mon regard distrait dans les profondeurs de la nuit, vous me dites d’une voix qui trahissait aussi une émotion que vous auriez voulu réprimer : « Qu’avez-vous, monsieur ? — Je souffre, vous répondis-je, de la douleur de Beethoven, dont je viens d’entendre les profonds déchiremens. Pauvre et sublime génie, que tu as dû verser de larmes dans ta longue agonie qui a duré autant que ta vie ! — Est-ce que Beethoven a été malheureux ? — Pouvez-vous en douter ? Comment aurait-il pu écrire la sonate en ut dièse mineur, la ballade d’Adélaïde, l’andante de la symphonie en la et tant d’autres pages admirables que vous connaîtrez plus tard, s’il n’en avait trouvé la source au fond de son propre cœur ? Croyez-vous donc que l’art soit un vain jouet de l’esprit, un luxe d’imagination qu’on acquiert ou qu’on rejette à volonté, un savant édifice de mensonges dont les écoles et les livres peuvent enseigner la recette ? Oh ! ce sont là les détestables doctrines qu’on proclame aujourd’hui pour flatter la foule jalouse de toute autorité