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ou plutôt on voit naître l’industrie elle-même. Le serf devient l’homme des métiers ; il travaille pour lui-même, perçoit pour lui-même et sa famille le prix de son labeur. Le noble n’est plus le maître absolu qui s’empare de tout ce qui se trouve à sa convenance ; ce n’est plus l’homme armé qui pille, c’est le consommateur qui paie. Les classes laborieuses, régies par des lois fixes, comptent pour la première fois parmi les forces sociales.

Comment s’était opérée la transition du travail servile au travail affranchi et salarié ? Comment s’étaient formés ces corps de métiers qui apparaissent en France au XIIe siècle constitués comme des associations déjà anciennes ? C’est ce qu’on ne peut déterminer d’une manière précise. Ce qu’il y a de positif, c’est que, dans les derniers temps de l’empire romain et dès le règne de Dioclétien, les associations d’ouvriers libres étaient nombreuses et puissantes, qu’elles s’administraient par elles-mêmes, et qu’elles travaillaient à leur profit, imposant même quelquefois aux consommateurs des conditions tellement onéreuses, que le pouvoir impérial crut devoir tarifer les salaires et le prix des objets de fabrication. Un grand nombre de ces sociétés d’artisans ou de marchands se maintinrent, au milieu des ravages de l’invasion, dans les vieux municipes gallo-romains, et l’association entre des hommes unis par une communauté d’intérêts, de travaux et de souffrances, fut encore favorisée par les mœurs barbares et le souvenir des ghildes germaniques. Les liens de famille, la nécessité pour toutes les forces privées de se chercher et de se soutenir en l’absence d’une force publique organisée, contribuèrent, autant et plus peut-être que les traditions romaines ou germaniques, à réunir dans une même agrégation les hommes qui se livraient à une même industrie. Des travaux, des besoins analogues durent nécessairement rapprocher les individus auxquels ces travaux et ces besoins étaient communs, et ces individus s’associèrent non-seulement pour s’aider, mais encore pour se défendre contre l’envahissement des intérêts qui leur étaient étrangers. Le christianisme, en réhabilitant le travail, en l’imposant tout à la fois comme un devoir, comme une épreuve, comme une expiation, favorisa aussi puissamment le mouvement ascensionnel des classes asservies, en même temps qu’il développa, par le dogme de la charité et de la fraternité évangéliques, les tendances à l’organisation corporative, qui, par malheur, échappa trop vite à l’influence chrétienne pour retomber sous le joug des intérêts. Après avoir proclamé la dignité morale du pauvre et de l’ouvrier, après avoir préparé dans l’affranchissement des serfs la liberté collective par la liberté individuelle, le christianisme sauvegarda l’industrie naissante en plaçant chaque métier sous le protectorat d’un saint. Défendue d’un côté par l’immunité ecclésiastique, de l’antre par les chartes de commune, la race affranchie des artisans remplaça peu à peu la race servile. En se groupant dans les villes, uniques centres de l’industrie au moyen-âge, elle forma dans l’état un ordre nouveau, et de ce mouvement de concentration sortit bientôt la révolution communale faite par les classes industrielles et à leur profit. Ici le