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succéder à mon rêve de bonheur. Au milieu des rares qualités qui vous distinguent, à travers ce tissu de graces et d’attraits qui vous enveloppe comme d’un voile magique, mes yeux éblouis avaient pourtant su découvrir les imperceptibles défaillances de votre riche nature. Oui, enfant adorable que le Seigneur a illuminée d’un rayon de sa miséricorde, vous aussi vous portez témoignage de la fragilité de la femme et des temps malheureux où nous vivons. Avant de recevoir mon adieu suprême, écoutez-moi, je vous en conjure.

Il y aura bientôt six ans que j’ai reçu de vous l’aveu d’un sentiment qui ’a fait depuis le charme et le tourment de ma vie. C’était par une belle soirée d’automne, si vous vous en souvenez encore, car pour moi j’ai consigné les moindres particularités de cet instant mémorable. Vous étiez dans le petit salon de votre tante, les fenêtres ouvertes sur le parc qui encadre cette magnifique habitation. Il pouvait être huit heures du soir. Votre tante et le reste de la compagnie se promenaient d’un côté et de l’autre, respirant le frais et s’égayant à dire de ces propos aimables qui n’ont rien de précis et qui s’échappent de nos lèvres comme une vibration involontaire de la fantaisie. Nous étions restés seuls dans l’intérieur du château, ainsi que cela nous arrivait souvent. Vous étiez à votre piano, laissant errer vos doigts agiles et distraits sur le clavier, tandis que moi je feignais de lire, assis à quelques pas de vous. Le soleil allait disparaître de l’horizon, et nous envoyait ses derniers rayons adoucis et tremblans. Les ombres du soir descendaient lentement de la colline prochaine, et la lune, comme une vierge pudique, se dégageant péniblement du fond lumineux encore qui la contenait, s’épanouissait avec une coquetterie timide au-dessus de la forêt. Le petit salon où nous étions tous deux était rempli de mystère et de parfums que nous apportait la brise attiédie du soir. Rien ne venait rompre le cours de notre pensée solitaire, si ce n’est quelques éclats de rire des promeneurs, ou bien le sifflement mélancolique d’un bouvier traversant la grande route. L’obscurité, qui gagnait peu à peu l’intérieur de l’appartement, ne me laissait plus apercevoir ni vos tresses blondes retombant comme une gerbe de fleurs sur un cou plein de suavité, ni vos yeux bleus aux reflets mélancoliques, ni cette taille élégante et pleine qui semblait accuser la force tempérée par la grace et la volupté épurée par l’élévation de la pensée et la chasteté du cœur. Tout à coup vos doigts, qui jusqu’alors avaient glissé au hasard sur les touches dociles, traduisant ces vagues aperçus qu’on appelle rêveries, — divins préludes de l’ame qui semble se voiler de mystère comme à l’approche du Seigneur, — vos doigts se fixèrent presque involontairement sur un thème dont les notes mélancoliques et profondes me firent tressaillir : c’était la sonate pour piano, en ut dièse mineur, de Beethoven.