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seulement s’il est exact que l’esprit de 89 et celui de 93 soient bien un seul et même esprit, si la pensée qui anime les Mirabeau, les Sieyès, les Mounier, les Dupont de Nemours, ces disciples de Montesquieu, de Turgot, de Quesnay, et l’esprit jacobin, tel qu’il paraît en Robespierre et en Saint-Just, sont bien une seule et même chose ; nous demanderons s’il n’y a pas entre ces deux esprits la différence qui sépare le progrès régulier et les insurrections violentes, la liberté réglée et la tyrannie démagogique, — l’égalité civile, c’est-à-dire la justice, et l’égalité absolue et matérielle, c’est-à-dire une iniquité monstrueuse ; — la différence en un mot qui sépare le développement pacifique et continu de l’industrie, du commerce, des arts, de l’individu humain pris à tous les points de vue, et la toute-puissance de l’état, maître absolu et souverain, par conséquent tyran impitoyable et directeur inhabile de toutes les pensées, de toutes les activités amoindries et stérilisées ? Nous demanderons enfin si entre l’esprit libéral et l’esprit jacobin il n’y a pas le même abîme que celui qui s’étend entre l’esprit moderne lui-même et l’imitation maladroite, odieuse et chimérique des républiques anciennes ; en d’autres termes, si l’on peut établir une solidarité quelconque entre deux époques, dont l’une émancipait les cultes et dont l’autre fermait les églises, dont l’une proclamait la liberté de la presse et dont l’autre guillotinait les journalistes, dont l’une avait dans le cœur et sur les lèvres l’humanité, la tolérance, et dont l’autre semblait s’inspirer de ce qu’il y a de plus implacable et de plus farouche dans les souvenirs de l’inquisition et dans la sanglante histoire des proscriptions de l’antiquité ?

Vous répliquez, nous le savons, que 89 fut anarchique : notre réponse est que la révolution, au contraire, n’a pas été moins faite dans l’intérêt de l’autorité et du gouvernement que dans celui de la liberté ; quand vous signalez ce que vous appelez ses conséquences anarchiques, vous prenez sur tous les points les détails pour le fond, une scène pour la pièce, l’accessoire pour le principal. La révolution était conforme la tradition, puisqu’elle terminait par les mains de la constituante l’œuvre de centralisation politique et de destruction féodale déjà menée si loin par les rois. Elle était conforme à la tradition en mêlant le vieil esprit de liberté, — que l’affranchissement des communes n’exprime pas moins exactement que Descartes et Voltaire, — à cette unité de direction et à cette concentration des grands services publics dont la monarchie française représente la longue et glorieuse histoire à travers les siècles. Loin d’être hostile au principe d’autorité, le trouvant partout dans l’état le plus inoui de délabrement et d’anarchie méprisé, s’annulant lui-même, en guerre acharnée avec lui-même dans ses multiples représentans, la révolution le ramassa, pour ainsi dire, gisant à terre ; elle réunit ses tronçons qui se débattaient, elle