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Guerrier, le plus en évidence, arriva à son tour au pouvoir, tracassa les étrangers, se fit toute sorte de mauvaises affaires avec notre consul, M. Levasseur, fut encore battu par les Dominicains, et jeta de nouveau la terreur parmi les mulâtres. Ce n’était au fond qu’un ridicule bonhomme, cédant bien moins par passion que par bêtise à la pression de l’élément ultrà-africain, mais bonhomme à la façon des tyrans nègres. Quelqu’un qu’il avait recommandé est un jour condamné à trois mois de prison : Pierrot, très mécontent de la sentence, se souvient, après mûres réflexions, que la loi accorde au chef de l’état le droit de commuer les peines, et, tout radieux de sa découverte, il commue ces trois mois d’emprisonnement en peine de mort : voilà Pierrot. Son rêve favori, c’était d’avancer, sinon en puissance, du moins en grade, et d’échanger la présidence du nord, de l’ouest et du sud contre une petite royauté dans le nord ; mais un beau matin il arriva que, sans s’être donné le mot, sans tirer un coup de fusil, noirs et mulâtres lui signifièrent son congé.

Les tiraillemens et les désordres qu’avait amenés la chute de Boyer n’étaient pas, comme on voit, sans compensation. De cette triple simultanéité d’idées et d’intérêts qui avait successivement réuni la grande majorité des noirs et la minorité mulâtre dans une commune pensée d’unité nationale autour de Guerrier, dans une commune pensée de défense contre Accaau, dans un commun besoin de conciliation et de légalité contre Pierrot, il ressortait ce fait aussi nouveau que rassurant, à savoir : que la fusion morale, économique et politique des deux couleurs était déjà à peu près accomplie. Il ne s’agissait plus que de trouver un homme capable de développer les conséquences de cette nouvelle situation, un homme qui accouplât par leurs bons côtés le système de Christophe avec celui de Pétion et de Boyer, et pût être énergique comme le premier, en restant humain, libéral, civilisateur comme les seconds. Raisonné ou instinctif, le sentiment national ne se méprit pas en appelant à la succession de Pierrot le général Riché. Unissant à l’ascendant que lui donnait sa peau[1] l’intelligence et presque l’instruction des chefs mulâtres, Riché réalisa un moment l’idéal d’un gouvernement haïtien. Il sut comprimer l’élément barbare sans écraser sous la même pression l’élément éclairé, et il voulait et pouvait, sans crainte de soulever les susceptibilités devant lesquelles avait reculé Boyer, d’une part ouvrir le territoire aux capitaux étrangers, d’autre part réorganiser le travail intérieur, lorsqu’une maladie subite l’emporta, universellement regretté, deux jours avant le premier anniversaire de son élévation.

  1. Riché était griffe, c’est-à-dire que rien ne le distinguait en apparence du noir.