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sur ce territoire à titre de maître ou de propriétaire, et ne pourra à l’avenir y acquérir aucune propriété. » Après la reconnaissance de l’indépendance haïtienne, le maintien de cet article n’était plus qu’un ridicule et ruineux contre-sens. Malheureusement, dans la position qu’il s’était laissé faire, Boyer était le dernier qui osât déduire cette conséquence logique du traité avec la France. Ce traité, sans lequel Haïti s’appellerait probablement aujourd’hui Saint-Domingue, et qui sera, pour des générations moins prévenues, le grand titre historique de foyer, ce traité avait soulevé de violentes récriminations au sein du parti ultra-noir. Les patriotes de l’école de Toussaint, de Dessalines et de Christophe s’étaient indignés presque aussi haut que les patriotes de certaine école française contre ces « mulâtres » qui se laissaient vendre (à très bon compte d’ailleurs) un territoire que les « noirs » avaient conquis ([1], et, à chacune des rares parcelles d’indemnité que le gouvernement expédiait en écus sonnans à Paris, « peuple noir, » condamné qu’il était lui-même au maigre régime des assignats, sentait naturellement se raviver la blessure. Ce n’est pas tout : ces efforts constans de Pétion, de Boyer, de tout le parti mulâtre pour lever le seul obstacle qui s’opposât désormais à l’immigration blanche, c’est-à-dire au croisement des deux races et par suite à la multiplication des sang-mêlés, ne trahissaient-ils pas une arrière-pensée de prépondérance numérique et d’oppression ? Déjà, en 1824, Boyer n’avait-il pas fait venir des États-Unis, aux frais du trésor, plusieurs milliers d’immigrans de couleur ? L’essai, par parenthèse, avait complètement avorté : ces immigrans, recrutés sans choix et qui n’avaient ni capitaux, ni professions, ni moralité, avaient à peu près complètement disparu, la plupart emportés par la maladie, les autres mis en fuite par la misère ; mais l’accusation était restée. Or, il n’y a pas de temps d’arrêt possible dans la politique de faiblesse : ayant cédé sur un point aux préventions du parti ultra-africain, Boyer et sa caste s’étaient d’avance condamnés à céder sur tous les autres, et, de même que nous les avons vus se justifier du reproche de despotisme en s’efforçant de mériter le reproche opposé, ils ne trouvèrent rien de mieux, pour se soustraire au contre-coup des défiances anti-françaises, que d’en prendre eux-mêmes la direction. La haine d’abord affectée et à la fin réelle de la France, les appels quotidiens au sentiment national contre les ténébreuses menées de la France, les tracasseries de toute sorte à l’adresse de quelques négocians français et européens qui n’avaient pas reculé devant l’espèce de mort civile dont la race blanche était et est encore frappée à Haïti, devinrent, dès ce moment, la tactique gouvernementale

  1. Soit ; mais si Charles X, au lieu d’envoyer à Haïti des négociateurs, y avait envoyé une armée, l’argument tiré du droit de conquête n’aurait-il pas un peu embarrassé les Haïtiens à leur tour ?