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presque tous les chefs nègres la relever comme d’instinct, et, à chaque brèche que le temps ou de généreuses illusions feront à cette sanglante digue, la sauvagerie déborder de nouveau.

Mais les débris tremblans de la population de couleur, que son éducation, ses goûts, son rôle passé, avaient initiée aux mœurs et aux idées françaises, les anciens esclaves de la partie méridionale qu’un contact politique de dix ans avec cette classe avait relativement civilisés, et qui, en restant jusqu’au bout du côté de Rigaud, avaient appris à goûter la douceur et l’équité de l’administration française, les deux fractions du parti jaune en un mot, devaient naturellement trouver intolérable le joug de l’usurpateur noir ; aussi accueillirent-elles l’expédition de 1802 comme une délivrance. De leur côté, les principaux généraux noirs, qui, à force de tout faire ployer sous eux, s’étaient déshabitués de ployer eux-mêmes, abandonnèrent l’un après l’autre Toussaint. Voilà encore l’inévitable dénoûment de chaque tyrannie noire.

Je ne mentionne que pour mémoire les suites de l’expédition Leclerc le rétablissement aussi déloyal qu’imprudent de l’esclavage rallumant cette insurrection que de solennelles promesses de liberté avaient contribué à éteindre ; les accidens du climat aggravant les fautes de la politique ; la fièvre jaune emportant quatorze généraux, quinze cents officiers, vingt mille soldats, neuf mille matelots ; la famine s’ajoutant à l’épidémie, et l’ouragan noir refoulant jusqu’à l’escadre anglaise les restes mourans de notre armée, non sans d’effroyables luttes où toutes les horreurs humaines, celles de la civilisation et celles de la barbarie, vinrent souiller de mutuels prodiges d’héroïsme. L’indépendance fut proclamée, et le général noir Dessalines devint le chef du nouvel état avec le titre de gouverneur-général à vie, qu’il ne tarda pas à échanger contre celui d’empereur.

Les hommes de couleur ne pouvaient plus être soupçonnés désormais de conspirer contre la liberté de la race noire ; ils s’étaient lavés de cette accusation dans le sang français. C’était même un d’eux, Pétion, adjudant-général dans l’armée de Leclerc, et que nous allons voir bientôt apparaître à la tête de sa caste, qui, en apprenant le rétablissement de l’esclavage, avait donné le signal de l’insurrection, entraînant avec lui dans les bois les généraux Clairvaux (mulâtre) et Christophe (noir). Mais l’antagonisme entre l’élément éclairé et l’élément africain allait se réveiller sous une autre forme, et il se trahissait déjà sourdement par l’affectation même que mettait la minorité mulâtre à se dissimuler, à proscrire les distinctions de peau, à se dire nègre[1].

  1. Ces appels craintifs à la conciliation s’étaient traduits en langage officiel. L’art. 14 de la première constitution haïtienne, votée par les généraux des deux couleurs, mais rédigée par les mulâtres, qui étaient seuls lettrés, disait : « Toute acception de couleur parmi les enfans d’une seule et même famille, dont le chef de l’état est le père, devant nécessairement cesser, les Haïtiens ne seront désormais connus que sous la dénomination générique de noirs. »