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les voir prendre en main la cause de celle-ci, alors même qu’ils sembleront la combattre. Ne l’oublions pas d’ailleurs : dans la mémorable séance où la convention devait acclamer l’abolition de l’esclavage, ce fut un député de couleur qui demanda la liberté des noirs comme une conséquence naturelle de l’égalité civique accordée à sa caste, et ce député qui venait ainsi retourner au profit des esclaves l’argument si violemment reproché à Julien Raymond, c’était encore Julien Raymond.

Mais d’abord les noirs voulaient-ils la liberté ? en comprenaient-ils même bien distinctement l’idée ? Voilà ce qu’à leur tour on leur dénie, et, au premier aspect, cette accusation semble beaucoup plus soutenable que celles dont nous venons de disculper la classe jaune. Dans leurs luttes contre celle-ci, les confédérés blancs armèrent une portion de leurs esclaves, et les compagnies africaines, comme on les appelait, torturaient et massacraient avec fureur ces mêmes mulâtres qui cependant venaient frayer la voie à la race noire. Le parti mulâtre, qui avait, de son côté, armé les siens, donna la liberté aux principaux ; mais les nouveaux libres ne crurent pas pouvoir mieux témoigner leur reconnaissance qu’en faisant rentrer leurs compagnons dans l’esclavage, ce qui ne donna pas lieu à la moindre protestation. À l’affaire de la Croix-des-Bouquets, où quinze mille noirs, véritablement insurgés cette fois, car ils avaient été surtout recrutés dans les ateliers des blancs, viennent donner la victoire à la classe de couleur, est-ce encore d’émancipation qu’il s’agit ? Est-ce le mot magique de liberté qui précipite ces Congos désarmés et demi-nus sous les pieds des chevaux auxquels ils se cramponnent, à la pointe des baïonnettes qu’ils mordent, à la gueule des canons chargés où ils plongent leurs bras jusqu’à toucher le boulet, en s’écriant dans un accès d’hilarité folle, bientôt interrompue par l’explosion qui les rejette en lambeaux : Mo li tenir (je le tiens) ? Non, c’est une queue de taureau, une queue enchantée, il est vrai, et que leur chef Hyacinthe, qui connaît son monde, a brandie dans les rangs pour détourner les balles et changer les boulets en poussière. Je laisse à penser le carnage qui se faisait de ces malheureux ; mais les sorciers qui formaient l’état-major d’Hyacinthe annonçaient aussitôt à grands cris que les morts ressuscitaient en Afrique, et une nouvelle jonchée humaine allait joyeusement s’ajouter à ce lit de cadavres[1]. Ces crédules héros, — qui pourrait le nier ? — étaient, au fond, bien moins des vengeurs de leur race que les dévots de quelque sombre rite africain apporté en droite ligne du cap Lopez ou du

  1. Cette croyance à la migration des corps et des ames produisait tant de suicides parmi les esclaves de la Côte-d’Or, notamment les Ibos, que les planteurs avaient dû recourir à un étrange expédient. Ils coupaient soit la tête, soit le nez et les oreilles du suicidé, et les clouaient à un poteau. Les autres Ibos, rougissant à l’idée de reparaître au pays sans ces ornemens naturels, se résignaient à ne pas se pendre.