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n’étaient point rédigées avec art et ne portaient l’empreinte d’aucune prétention littéraire ; elles racontaient seulement la vie des missionnaires, les supplices auxquels, chaque jour, quelqu’un d’eux succombait ; elles se taisaient surtout sur les souffrances — cependant réelles — de leur auteur même et respiraient la sérénité. Celui qui les écrivait n’avait point été conduit dans ces contrées mortelles par la passion des explorations lointaines, par un espoir de gloire, par l’ambition d’un rôle éclatant ; il n’était point dans une de ces conditions où le dévouement est en quelque sorte obligatoire. C’était un pauvre prêtre de village, riche dans sa médiocrité, content dans sa sphère modeste. Quel était son unique mobile ? C’était l’impulsion désintéressée, la pensée religieuse du sacrifice ; c’était cette notion simple du devoir qui semble chaque jour s’altérer, s’effacer et ne trouve de refuge que dans le cœur du prêtre et du soldat. Dites-moi avec sincérité : où est le miracle visible de la foi religieuse ? Est-ce dans ces missionnaires de la Cochinchine ? est-ce dans M. Pritchard ? À cela, Mme de Gasparin nous répondrait peut-être par une dissertation sur les inconvéniens du célibat ecclésiastique. Son idéal, à n’en pas douter, c’est le digne évêque anglican faisant son entrée à Jérusalem à côté de sa femme et de ses enfans.

Le côté puéril de ce prosélytisme nomade, c’est d’attacher une idée singulière d’efficacité religieuse ou morale à cette distribution, faite en courant, de petits livres dont notre voyageuse a une ample provision, c’est d’être assez plein de lui-même dans son ardeur novice et de croire facilement à ses succès, comme ce bon et héroïque don Quichotte croyait à ses victoires. Quelques-uns des épisodes du Journal d’un Voyage au Levant peuvent offrir, en passant, de curieux témoignages de ce que j’appellerais le dilettantisme protestant de Mme de Gasparin, dilettantisme un peu lourd, empreint d’une humeur genevoise qui atteint difficilement à la grâce et ne parvient pas toujours à éviter le ridicule. Comment exprimerais-je ma pensée ? Est-ce l’esprit qui manque dans le Journal d’un Voyage au Levant ? Non, ce n’est point l’esprit assurément ; il apparaît au contraire dans plus d’une page empreinte de verve et de liberté humoristique. Est-ce le goût qui est absent ? Oui, on pourrait le dire, l’absence de goût se fait sentir dans plus d’un récit où il échappe à l’auteur des crudités singulières, des naïvetés qui parfois vraiment dénotent d’étranges préoccupations. Je crains surtout que vous ne cherchiez un peu trop vainement dans le Journal de Mme  de Gasparin une qualité qui n’est, à tout prendre, qu’une des nuances du goût, le tact, ce don heureux de la mesure en toute those, cet art merveilleux d’éviter tout ce qui choque, tout ce qui est hors de propos, tout ce qui affaiblit l’intérêt au lieu de l’accroître, et vous éloigne au lieu de vous attirer ; l’art, dirai-je, dans ce cas-ci, de ne point substituer un certain fanatisme de prédication aux impressions vives et spontanées d’un voyage d’agrément. Et remarquez-le bien : c’est une qualité plus précieuse, plus enviable qu’il ne vous semble au premier abord. Combien de causes sont perdues par des serviteurs dépourvus de tact ! Je voudrais pouvoir compter celles que ce singulier genre d’infidélité a menées à mal ; ce serait, j’imagine, à côté de la solennelle histoire, une histoire aussi curieuse et aussi véridique des défaites qu’ont journellement à essuyer les idées et même les gouvernemens. Mme  de Gasparin ne risque-t-elle pas d’en agir ainsi avec la propagande méthodiste ?

L’auteur du Journal d’un Voyage au Levant, on le voit, pourrait passer, en