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c’était comme un adieu qu’il disait à regret sur le bord de l’abîme aux vastes rêveries qui l’avaient conduit jusque-là. À la place de M. de Radowitz, il désignait, pour le tirer de ce pas terrible, le vieux comte de Brandebourg, son oncle, un brave et loyal gentilhomme dont le sens très rassis eût peut-être conjuré le péril en n’y apportant pas d’amour-propre à sauvegarder. Président du conseil, le comte de Brandebourg prenait en même temps la charge des affaires étrangères, et il en tenait à peine le portefeuille, qu’il écrivait aussitôt à Vienne pour offrir de transiger ; la lettre écrite, il succombait à la fatigue, à la douleur, à cette cruelle influence du mauvais sort qui, dans les choses humaines une fois compromises, accumule toujours tous les malheurs ensemble. Le jour même, avant toute réponse aux propositions de M. de Brandebourg, le roi, changeant de volonté comme si cette mort soudaine était un signe qui eût frappé son ame, lâchait la bride aux colères de l’orgueil prussien, et donnait l’ordre de maintenir par la force les lignes prussiennes, non pas seulement sur les routes d’étapes, mais dans tout le territoire de ce pauvre pays de Cassel, victime, on peut le dire, des discordes jalouses de plus grands que lui. La force avait commencé son triste office, des coups de fusil s’échangeaient déjà aux avant-postes entre les Prussiens et les Austro-Bavarois, on était au 8 novembre ; — le 9, les Prussiens rétrogradaient et livraient le passage qu’ils avaient fait mine de défendre ; des ordres venus de Berlin commandaient ce mouvement au général Groeben.

Était-ce la réponse enfin arrivée de Vienne qui déterminait cette marche en arrière ? Cette réponse était-elle accommodante, ainsi que l’affirment ceux qui croient encore au maintien de la paix ? n’était-elle, au contraire, qu’un ultimatum inadmissible, comme le veulent ceux qui désirent la guerre pour venger la fierté prussienne, ou pour le profit des causes révolutionnaires, que la guerre seule peut favoriser ? Souhaitons du moins que ces dernières espérances avortent ; mais s’il était authentique que l’Autriche exigeât de prime abord l’évacuation de la Hesse en huit jours, celle de Hambourg et de Bade en six semaines, la rétractation solennelle et formelle de l’union du 26 mai, souhaitons aussi qu’elle ne persiste pas à outrance dans ce dur parti qu’elle prétend faire à la Prusse, car il ne faudrait pas tenir compte des souvenirs militaires du peuple prussien pour supposer que le drapeau noir et blanc s’abaissera si humblement devant l’Autriche. On doit toujours craindre de toucher d’une main trop rude aux fibres profondes de l’ame d’un peuple. Il n’est pas de fibre plus irritable et plus vibrante en Prusse que le sentiment de la gloire acquise par les armes à ce pays, dont les armes ont fait la grandeur. Ce sentiment date de plus d’un siècle ; il s’est abusé quelquefois à force de s’exagérer lui-même, mais il s’exagère à froid et n’en reste pas moins intraitable pour avoir été déçu. Lorsque les Prussiens allèrent se faire battre à Iéna, ils étaient encore tout pleins des souvenirs de Rosbach, et se croyaient invincibles ; il faut n’avoir jamais vu de soldats prussiens en face d’autres Allemands pour se persuader qu’ils se rappellent moins vivement 1813 en, 1850 que Rosbach en 1806. Cette vive et fraîche mémoire des campagnes de l’émancipation abdiquerait-elle tout à point, lorsque, tant de susceptibilités froissées doivent la tenir en éveil ?

Voici donc l’Allemagne entière sur pied et de toutes parts dans l’inséparable émoi de ce cruel dénoûment qui est venu si vite, quoiqu’on dût bien l’attendre,